Eugène Green est un cinéaste à part, dont le style frappant et assumé vient s’opposer à toute idée de réalisme et peut faire sourire au premier abord. En voyant La Sapienza, son cinquième long-métrage, le spectateur non-averti peut se trouver surpris, voire dérangé, mais avant tout curieux, s’il accepte d’entrer dans cette esthétique particulière et peu commune aujourd’hui, qui lui fera finalement découvrir une beauté extraordinaire.

     Alexandre Schmidt (Fabrizio Rongione) est architecte, au sommet de sa carrière, matérialiste et fervent défenseur de la laïcité. Homme froid et distant, il qualifie les usines de « cathédrales modernes ». Sa femme, Aliénor (Christelle Prot), est psychologue. Elle l’accompagne à Stessa, sur les rives du Lac Majeur, où il poursuit ses recherches sur l’architecte italien Francesco Borromini. C’est là que le couple, que la passion n’anime plus depuis bien longtemps, fait la rencontre deux jeunes italiens, Goffredo et Lavina, frère et sœur. Lui veut devenir architecte, elle souffre de langueurs chroniques. Le film oscille alors entre deux narrations : Goffredo accompagne Alexandre dans sa quête à la recherche des œuvres de Borromini, et Aliénor reste auprès de la jeune fille.

Au cours de ce voyage italien initiatique et thérapeutique qui nous conduit dans un espace-temps romain architectural, esthétique et intime, les dialogues hiératiques se mêlent au propos philosophique.      Eugène Green travaille minutieusement la parole, la rendant presque visible. Le dialogue est souvent l’occasion d’une récitation poétique, onirique. Les gestes pétrifiés des acteurs s’accordent avec la diction, qui se fait parfois de manière automatique, ce qui peut surprendre, mais parvient à séduire.

Les personnages se meuvent dans le cadre de façon très maîtrisée, parlent parfois en regardant la caméra, œil du spectateur. Ils se retrouvent ainsi confrontés à leur intériorité propre. Peu d’émotion, de sourires, pas de grandiloquence ou de pathétique. Le silence, bien souvent, surgit, et se fait plus éloquent que la parole. Cette esthétique minimaliste fait écho      aux compositions très formelles et symétriques, qui traduisent un refus du désordre, un désir d’épuration totale. Le cinéaste aime aussi cadrer les pieds de ceux qui marchent, pour rendre plus présent le sens de leur mouvement, et donner au spectateur l’occasion d’imaginer un autre espace, un prolongement de la présence de ce qu’il voit dans le cadre.

Si le film est audacieux dans son parti-pris esthétique, il l’est aussi dans son propos artistique et philosophique. La recherche formelle est le support d’un récit allégorique qui se fait méditation sur l’architecture et l’art. Alexandre et Goffredo se retrouvent face à des édifices majestueux, sublimés par une photographie qui rend compte d’un mouvement intérieur et lumineux : les panoramiques, les prises de vue aux angles différents et les travellings viennent rythmer les œuvres de Borromini, du Bernin, mais aussi de Michel-Ange, dans une intention qui est pédagogique et qui affirme un style baroque.

Tous ces édifices sont des symboles de beauté. Alexandre les fait découvrir à Goffredo, mais aussi au spectateur. Le mouvement lent de la caméra accompagne le langage de la lumière et de la beauté. Les dômes, les coupoles et les colonnades se trouvent baignés de lumière, rendent compte d’une profondeur spatiale, mais aussi spirituelle. Le rythme harmonieux et calculé avec lequel Eugène Green filme l’architecture orchestre une succession de détails qui viennent compléter une vue plus générale des monuments, dont la richesse et la beauté vont au-delà du langage.

Il s’agit de rendre à l’architecture toute sa dimension sacrée. Goffredo montre à Aliénor son modèle de cité idéale, qui consiste en un temple qui peut accueillir toutes les religions, et même ceux qui n’en n’ont pas. Le travail de l’architecte sur l’espace et la lumière permet de faire sentir une présence, une énergie spirituelle et esthétique.

La Sapienza est à la fois une quête vers la sagesse et une affirmation du pouvoir de l’art. C’est aussi un film aux tonalités différentes, mêlant ainsi le poème philosophique au registre de la comédie. Si lenteur il y a, elle n’est jamais pesante, mais est gracieuse et calculée, rendant également compte de cette recherche d’un équilibre formel, esthétique et narratif.

Le film d’Eugène Green est une évasion hors du monde moderne, un chemin vers ce qui se trouve au-delà de la science et de la beauté, une élévation du regard.

Camille Villemin