Avec un titre aussi explicitement cruel, on s’attend à un énième pensum sur les heures troubles de la collaboration avec le régime hitlérien. On est alors d’autant plus agréablement surpris par l’atmosphère envoûtante d’Un juif pour l’exemple, par la beauté de la composition de chacun de ses plans, dont la stylisation nous emporte immédiatement dans un univers archétypal plus qu’historique. Le resserrement géographique du film sur un microcosme, ici le petit village suisse de Payerne, contribue également à en faire une autopsie de l’engrenage tristement universel qui mène de la pauvreté économique et de la frustration existentielle à la xénophobie et à l’ethnocide. En ces temps de retour des nationalismes et du culte de l’identité, Jacob Berger a souhaité contribuer à la réflexion politique, non par des portraits à charge trop faciles, trop auto-complaisants, mais par une illustration de la suite de micro-glissements qui finit par aboutir au meurtre : « comment on passe d’une société munie de garde-fous — des choses qu’on ne se permet pas de dire, des accusations qu’on ne se permet pas de porter et des généralisations qu’on ne se permet pas d’exprimer, même si certains y pensent très fort — à une parole soudain détachée de ses amarres, décomplexée, débarrassée de toute forme de surmoi collectif, permettant que brutalement des propos abominables soient balancés, et finalement des actes tout aussi abominables commis, sans déranger profondément beaucoup de monde. Il ne faut pas oublier que tout commence toujours avec la parole. »

   Pour ce faire, le réalisateur suisse a donc adapté, dans Un juif pour l’exemple, le roman éponyme de Jacques Chessex, qui revient d’une part sur l’époque à laquelle un crime antisémite a été perpétré dans le village de son enfance sans que personne ne s’en offusque, et d’autre part sur l’époque où il a essayé d’en témoigner et où il s’est trouvé beaucoup de monde pour essayer de le faire taire. Télescopant les deux époques pour représenter l’écrivain « à la fois comme un vieil homme qui écrit et qui se souvient, à la fois comme une espèce de fantôme qui hante son propre passé, à la fois comme un enfant, acteur du souvenir, mais à la fois, aussi, comme un écrivain en devenir, qui pressent la tragédie qui se joue sous ses yeux », il déplace parfois le petit Jacques (impressionnant de gravité Mathias Svimbersky) en 2009 et le vieil écrivain Chessex (émouvant de fragilité André Wilms) en 1942, une bonne manière de montrer que les bouc-émissaires (audacieusement incarné ici par Bruno Ganz, troublant Hitler de La Chute !) et les bourreaux d’hier existent toujours sous les masques des individus d’aujourd’hui.

   Pour rester fidèle à la forme du roman, Jacob Berger privilégie les scènes-tableaux : « peu de plans, mais des plans très composés, très photographiés, qui posent dès le premier coup d’œil une situation donnée. Chessex utilise des phrases cinglantes, virulentes et sarcastiques – j’ai voulu que les plans du film aient cette même tenue formelle… Quand Chessex écrit : Payerne, ville confite dans le saindoux et la vanité, il a réussi en quelques mots à tout dire. » Et pour que la musique soit raccord avec son esprit dissonant, rêche, « sans chez soi », il s’est tourné vers Manfred Eicher, fondateur du label de jazz avant-gardiste ECM (Edition of Contemporary Music). Ensemble, les deux hommes ont façonné, à partir des morceaux de musique contemporaine qui convenaient le mieux à chaque scène, une bande son composite, ou comme le dit orgueilleusement le réalisateur « originale au sens premier du mot, c’est-à-dire – j’espère ! – débarrassée de tout conformisme ». La chimie opère et le précipité est une délectable œuvre d’art totale, soigneusement ciselée de toutes parts.

F.L.