LE CINÉMA DE SAM RAIMI

Comment synthétiser en quelques signes la figure de Sam Raimi ? Pour l’amateur de fantastique élevé au sein des vidéos clubs des années 80, ce réalisateur reste un maître en termes de mise en scène qui créa des œuvres qui deviendront des modèles iconiques.

En effet, dès son premier métrage Evil Dead, Sam Raimi fait preuve d’une maestria visuelle sans équivalence. Malgré un budget rachitique et un tournage chaotique s’étalant sur plus d’une année, il propose une nouvelle manière de filmer à travers ses mouvements d’appareil fulgurants.

Après un Mort sur le Grill écrit par les frères Coen et charcuté au montage, il revient avec un Evil Dead 2 qui impactera l’industrie du cinéma d’horreur en y insérant un humour ravageur influencé par le comique des Stooges qui usait du slapstick (comédie impliquant une part de violence physique volontairement exagérée). Mais au-delà de l’humour, c’est la foi dans ses personnages qui fera la différence avec les productions qui singeront son style par la suite. Evil Dead 2 est aussi un modèle de découpage qui facilite l’immersion du spectateur avec une caméra en mouvement agissant comme un personnage de fiction.

Amoureux des comic book et blessé de n’avoir pas été choisi comme réalisateur pour Batman, il dirige au début des années 90 son premier long-métrage de studio en créant de toutes pièces avec son frère le superhéros Darkman. Chaque mouvement de caméra, chaque angle choisi élaborent un cinéma sensitif qui réussit à créer une figure unique, héroïque, entre les romans de Gaston Leroux pour l’âme torturée de son personnage et les protagonistes costumés des BD Marvel pour le terrain d’action.

Suivra ensuite un Evil Dead 3 à la sauce Harryhaussen qui connaîtra plusieurs montages en raison des projections tests et de la frilosité d’Universal qui souhaitait faire de cet Evil Dead un film tout public. Le cinéaste cosignera ensuite le scénario du Grand Saut, où la rencontre improbable entre le producteur Joel Silver de L’Arme Fatale et les frères Coen les rois du cinéma d’auteur américain. Le résultat fut un chef-d’œuvre malheureusement ignoré par le public.

Avec Mort ou vif son nouvel opus cinématographique sortit en 1995, Raimi veut définitivement démontrer aux professionnels, mais aussi au grand public qu’il n’est pas seulement un réalisateur de films d’horreur. Il signe ici un western mémorable sorte d’Impitoyable à la sauce Tex Avery. Le film plus de 20 après sa sortie est toujours aussi inventif en termes de mise en scène. À la différence de beaucoup de cinéastes, Raimi n’imite pas Leone, Hawks ou Corbucci. Il invente en permanence une nouvelle façon de filmer l’Ouest tout en démontrant une solide direction d’acteur avec une Sharon Stone et un Gene Hackman tous deux excellents (au passage il révèle Leonardo DiCaprio). Le film est un échec cuisant aux USA où Sam Rami reste considéré comme un cinéaste à la mise en scène démonstrative en raison d’une utilisation virtuose du découpage et l’usage d’échelle de plans originaux. Il dira à propos de cet échec : « J’étais vraiment désorienté après avoir fait ce film. Pendant plusieurs années j’ai pensé : je suis un dinosaure. Je suis incapable de m’adapter au contenu ».

Il faudra Intuition, Un plan simple et l’Amour du jeu et leur mise en scène épurée pour que le grand public et les critiques se rendent compte de son talent de directeur d’acteur, et de son sens inné de la narration pour rendre tangible la psyché des personnages. Ces films lui ouvrent à nouveau les portes des studios pour réaliser le blockbuster le plus attendu des années 2000 :  Spider-Man. Il faut rappeler que ce projet fut longtemps une Arlesienne à Hollywood où il passa entre autres entre les mains de la Cannon ou bien de James Cameron.

Le Spider-Man de Raimi reste encore aujourd’hui la référence de l’adaptation de comic book. À l’instar des années 80 où Evil Dead avait été fondateur pour le film d’horreur, Spider-Man est le film matriciel de super-héros sans cesse reproduit, mais jamais égalé. Grâce à un montage qui allie un certain classicisme pour les scènes dialoguées et la virtuosité pour les envolées de son héros, la mise en scène rend parfaitement l’énergie du comics. Quant à Spider-Man 2, pour lequel il obtient quasi les pleins pouvoirs, il suffit de revoir la scène du métro aérien pour se rendre compte oh combien le cinéaste a réalisé le meilleur film Marvel en termes d’émotion, de découpage, et surtout de remédiation du médium bande dessinée.

Cette scène magnifique qui privilégie l’humain rend tangible l’interaction entre les habitants de New York City et son super-héros. Cette vision est très éloignée des longs-métrages actuels où les super-héros ravagent des ensembles urbains sans jamais s’appesantir sur les pertes humaines recouvertes par les blocs de béton numériques. 

Malheureusement le Spider-Man 3 ne retrouvera pas les sommets atteints par le deuxième volet. En effet, le film cristallise la prise du pouvoir à Hollywood par les responsables du service marketing. Les studios ne veulent plus d’un cinéaste pour réaliser leur film, mais préfèrent un exécutif sans imagination, parfait pour reproduire jusqu’à l’écœurement le même schéma narratif. Malgré certaines scènes assez réussies, Sam Rami ne peut lutter face à des studios qui n’ont que faire de son expérience et de ses velléités de créateur de mondes imaginaires.

Spider-Man 3 annonce le cinéma 2.0 de Disney qui engagera par la suite des cinéastes sans envergure ni imagination qui se révéleront de parfaits pions pour concevoir des films dictés par les services commerciaux des studios.

Les deux dernières réalisations de Raimi sont par contre en deçà du reste de sa riche carrière.

Son Drag Me To Hell tente bien de retrouver le souffle d’Evil Dead, mais le cinéaste a malheureusement tendance à pasticher son univers tandis que son Monde fantastique d'Oz est phagocyté par le trop puissant Disney. Dans cet Hollywood post 2010, les auteurs sont obligés soit de se soumettre aux studios, soit de partir comme Verhoeven ou d’attendre qu’on pense à eux pour faire une petite production fauchée telle que le Burying the Ex de Joe Dante.

Mad WIll

 

DARKMAN : LA CRITIQUE

Sorti en 1990, ce chef d’œuvre de Sam Raimi méritait bien une édition DVD à la hauteur de son statut et c’est désormais chose faite grâce à l’Atelier d’images qui a sorti un coffret magnifique afin de rendre hommage à l’un des meilleurs films de super héros, Darkman.

Revenons au début de l’histoire. Après les succès des Evil Dead, Raimi qui ne veut pas rester prisonnier de la case « horreur » décide d’allier deux passions : le cinéma et les comics qu’il a découverts étant gamin. Nous sommes en 1987 et le futur réalisateur de Spider-man cherche à adapter The Shadow et Batman mais échoue à obtenir les droits. Il crée donc son propre personnage et développe un traitement qu’il va proposer à Universal. Banco, la production commence et le réalisateur entame son 4e long métrage et sa première aventure avec un studio. Bien que le script original soit entièrement consacré à cette idée d’un homme qui a perdu son visage, un homme bon mais qui devient un monstre, les réécritures successives (apparemment avec un coup de main des frères Coen mêmes s’ils ne sont pas crédités au générique) amorceront un virage vigilante. Et ça marche. Le film sera un succès au box-office puisqu’avec un budget de 16 millions de dollars (dont une rallonge de Universal suite au succès du Batman de Burton) il en rapportera 33 millions. Aujourd’hui encore Darkman reste une référence et un des rares super-héros de film à être devenu un super-héros de comics !

Par la suite, un pilote de télévision affreux ainsi que deux suites oubliables seront attentés, Darkman II : le retour de Durant et Darkman III. Des Direct to DVD sans budget et à l’intérêt artistique bien caché qui tentent de prolonger l’univers crée par Sam Raimi. Un univers plutôt solide dont les tentatives de séquelles montrent bien qu’il y avait de la matière à exploiter à partir du matériau d’origine.

Mais au fait c’est quoi Darkman ?

Peyton Westlake est un généticien dont les travaux portent sur la création d’une peau synthétique. Il vit avec sa petite amie Julie Astings, une avocate qui met à jour les agissements douteux du riche Louis Strack, patron de Strack Industries. Mis face à ses responsabilités, ce dernier décide de détruire les preuves de corruption qui sont dans le laboratoire de Westlake. Des gangsters investissent les lieux et la situation devient explosive. À la suite de l’affrontement, Westlake est laissé pour mort défiguré et gravement brûlé. Sans identité il devient le cobaye d’une expérience scientifique qui le rend insensible à la douleur avant de s’échapper. Ivre de vengeance, Darkman est sur le point de naître.

Parfaite empreinte du style de Raimi, Darkman est d’abord un hommage aux films de monstres comme Elephant Man qu’il évoque directement comme référence, ou plus largement aux productions des années 30 d’Universal. Très Fantôme de l’opéra dans le texte, le film retranscrit parfaitement cette tragédie et plus largement un élément matriciel dans la construction d’un superhéros : la solitude. Liam Neeson compose un héros convaincant et crédible, régulièrement à la limite de la folie car Peyton devenu monstrueux s’isole et se replie sur lui-même. Monstre par principe, il est humain par exception et donc condamné à vivre par intermittence sa vie d’avant sans jamais pouvoir la récupérer. Mentalement asphyxié par sa nouvelle condition, il flirte avec la ligne rouge sauf le temps que dure ses masques qui lui permettent de reprendre forme humaine, des éphémères bulles d’air qui lui rappellent sa vie passée. Armés des thèmes de la souffrance, du monstre et donc de la norme, le scénario se décide à arpenter les territoires sombres du vigilante. Capable grâce à ses travaux de changer de visages et donc d’identité, Darkman, poursuit ses expéditions punitives bien décidé à faire payer les responsables d’une manière un poil plus brutal qu'Ethan Hunt.

L’ambiance générale est typique de Raimi, un traitement opératique à l’ambiance comics très réussie qui penche parfois clairement vers le burlesque. Le tragique de la situation avec l’approche cartoonesque est typique du réalisateur et reste toujours aussi déroutante. Concrètement, il mixe les genres en développant un visuel style gothique/roman noir pour façonner une ville sombre, anguleuse, hanté par ce justicier aveuglé par la vengeance. Et si le chemin scénaristique a mille fois été emprunté, Darkman brille par sa mise en scène inventive qui rend parfaitement hommage à la structure des comics et des personnages réussis. Grande marque de fabrique de Raimi avec sa virtuosité et son découpage clair et précis, l’humanisme débordant du réalisateur qu’il arrive à insuffler à son héros permet au film de devenir l’un des meilleurs métrages de superhéros à l’instar d’Incassable avec qui il partage d’ailleurs une origine vierge de tout comics. Certaines séquences marquent encore la rétine (l’ouverture, la foire, le travail sur les inserts ou les raccords), le tout appuyé par la musique d'Elfman qui colle parfaitement à l’ambiance.

Capital dans la filmographie de Sam Raimi puisqu’il annonce son Spider-man et donc dans l’histoire des films de superhéros puisque la trilogie du tisseur pose les bases modernes de ce genre, Darkman est un film à voir et revoir, d’autant plus qu’il est quelque part assez symptomatique de la carrière de son réalisateur, tout droit débarqué de l’horreur et du monstrueux et devra composer avec le moule des studios en montrant un visage du genre un peu plus présentable.

Thomas

 

DARKMAN : LE COFFRET BLU-RAY

Darkman est distribué par L'Atelier d'Images qui a organisé un financement participatif pour créer l’édition Blu-ray ultime. Le film est présenté ici dans son format original 1.85, en résolution 1080p avec les pistes 5.1 et stéréo originale sans oublier la version audio française.

On retrouve ici tous les suppléments des éditions américaines de Shout Factory (Interviews des acteurs, du réalisateur, du directeur artistique, des maquilleurs…). Mais cette édition ultime nous propose ici dans son magnifique coffret la BD Darkman vs Army of Darkness adaptée de l’œuvre de Raimi ainsi que les suites du film (Darkman 2 et 3) tournées pour le marché vidéo.

Enfin, les excellents journalistes Julien Dupuy et Stéphane Moïssakis reviennent sur Darkman en analysant les influences de Sam Raimi sur ce film. Un supplément exclusif à cette édition qui se révèle passionnant. Pour conclure ce dossier, nous avons donc interviewé ces éminents spécialistes du cinéma fantastique.

 

DARKMAN : INTERVIEW* DE JULIEN DUPUY ET STÉPHANE MOISSAKIS

Votre première rencontre avec Sam Raimi ?

Stéphane Moïssakis

Mon premier film de Sam Raimi, c’était Evil Dead 2. Vu à 12 ans. J’avais déjà vu pas mal de films d’horreurs et même des classiques comme La Nuit des morts-vivants et des films de la Hammer, mais celui-ci était vraiment différent. Ce n’est pas seulement le mélange entre horreur et humour qui m’a frappé, mais aussi et surtout la façon dont le film était raconté, avec ces mouvements de caméra bien précis, les zooms, les décadrages. Avec Die Hard que j’ai découvert plus ou moins à la même époque, c’est l’un des premiers films à m’avoir poussé à me poser des questions sur le sens de la mise en scène.

Julien Dupuy

Le premier Evil Dead, que j'ai vu en VHS, avec mes copains à l'internat. A cause de ce film, j'ai été longtemps totalement obsédé pendant des années par les mouvements de caméra !

À l’instar d’Incassable, Darkman n’est-il pas le film de super héros parfait, car il n’adapte pas un matériel déjà existant ?

Stéphane Moïssakis

Non, je ne pense pas. Déjà, les influences de Darkman et Incassable sont assez évidentes, et elles émanent clairement du comic-book. Ensuite, si je dois faire une distinction, Darkman n’est pas vraiment un film de super-héros à mes yeux. Enfin notamment parce que le personnage principal n’est pas vraiment un super-héros, mais plutôt une figure tragique à la façon des Universal Monsters ou du Fantôme de l’opéra dont la force surhumaine s’explique par sa rage et son désir de vengeance. Par contre, en tant que film, Darkman reste un véritable manifeste comic-book. C’est-à-dire que c’est un film qui en a digéré les codes narratifs et visuels et qui les adaptent au cinéma. Même chose pour Incassable d’ailleurs, même si sur ce film, il est effectivement question de super-héros. Pour moi, c’est ce qui fait que des films comme Darkman et Incassable semblent uniques, et je rajouterais aussi Les Indestructibles de Brad Bird : peu de films comic-book se posent la question des relations entre les deux médiums. Maintenant, pour répondre encore plus directement à la question, même si j’adore les trois films en question, mon film comic-book préféré reste Spider-Man 2 de Sam Raimi. Et c’est une adaptation.

Julien Dupuy

C'est l'un des films de super-héros parfait, mais je ne pense pas que ce soit parce qu'il a été affranchi des contraintes d'une adaptation. Un des films de super-héros parfaits, à mon sens, c'est le Superman de Donner et c'est évidemment une adaptation (assez fidèle d'ailleurs). Je pense que c'est le film comics parfait parce qu'il a compris ce qui fait la noblesse de ce médium, qu'il a su traduire au cinéma le langage très particulier du comics (dans la dynamique des poses, la puissance de la juxtaposition des vignettes), qu'il a respecté la noblesse de son potentiel mythologique, mais aussi (et alors ça, c'est super rare) parce qu'il a respecté la folie et l'imagination débridée de certains des meilleurs comics classiques. C'est tout simplement un film d'un vrai amoureux des comics, quand les comics n'étaient pas encore sortis de leur "ghetto geek".

Darkman ou même le premier Spider-Man pourraient-ils être faits maintenant avec le modèle super-héroïque imposé par Disney ?

Stéphane Moïssakis

Difficile de répondre à cette question. Mais bon, aujourd’hui en 2017, cela me semble difficile. Demain, qui sait ? La qualité première de Darkman et Spider-Man, c'est d’être des films d’auteur, au sens premier du terme, puisque l’auteur est parfaitement reconnaissable. Hors, « l’auteur » n’est pas vraiment inclus dans la politique hollywoodienne du moment, notamment en ce qui concerne les films de super-héros. De plus, des films comme ceux de Sam Raimi sont assez uniques, car ils sont motivés par la teneur expérimentale du projet. Par exemple, pour le premier Spider-Man, il a fallu numériser des blocs entiers de Manhattan afin de permettre les séquences de voltige entre les buildings, et c’était vraiment nouveau en 2002. Disons que Darkman et Spider-Man – et même une poignée d’autres – sont des films qui ont montré la voie, et qui ont démontré qu’il était possible d’adapter ces personnages et ce langage au cinéma sans paraître ridicule. Mais ce sont des anomalies aussi : peu de cinéastes ou de producteurs peuvent faire preuve d’autant de passion et de foi quand il s’agit de filmer ce qui reste des personnages en collants, pour schématiser. Il faut y croire, et retrouver la même candeur que celle d’un gamin qui découvre ses premiers comics, sans forcément sacrifier un regard adulte sur la question. C’est ce que fait Sam Raimi en tout cas.

Julien Dupuy

Ce serait très présomptueux de ma part de répondre de façon péremptoire à cette question. Ce que je pense par contre, c'est qu'il me semble difficile pour un studio aujourd'hui, de financer un film comme Darkman (puisque c'est un film Universal). Et ce n'est pas une question de violence hein. Je pense que c'est surtout un souci de ton. Quand Fox fait un Deadpool par exemple (j'y pense parce qu'il y a quelques petits points de comparaison possibles), ça correspond à leurs critères parce qu'il y a une distanciation de tout ce qui pourrait être trop grave, trop émouvant. Le héros est aussi défiguré, mais ce n’est pas grave parce qu'il aime la rigolade. Ça me semble donc dur. Et surtout, il faudrait qu'ils trouvent un mec comme Sam Raimi, avec ce potentiel de fou. Et même un équivalent de Raimi aujourd'hui, je ne suis pas certain que ça l'intéresserait de faire Darkman alors que les super héros sont partout tout le temps. Darkman, c'est de la contre et grande culture

*Interview réalisée par Mad Will. Merci à Julien Dupuy et Stéphane Moïssakis