En 1966, plus motivé par son désir de cinéma que passionné par son métier de professeur de droit, le jeune Frederick Wiseman obtient l’autorisation de tourner au sein d’une prison spécialisée pour malades mentaux. Il y collecte alors la matière de son premier documentaire, selon une méthode et un point de vue dont il ne se départira pas par la suite. Après avoir obtenu leur accord, il filme gardiens, personnel soignant et prisonniers-aliénés dans leurs rituels quotidiens comme lors d’événements exceptionnels, sans idée préconçue de l’histoire qui lui apparaîtra au montage mais avec une certitude : pour éviter de briser la continuité du spectacle du réel, il n’entrecoupera ses images d’aucune interview ou commentaire. Pour autant, le documentariste en herbe ne se contente pas de se maintenir sciemment à distance dans le but d’imprimer sa subjectivité le moins possible. Il dirige malicieusement l’œil de sa caméra vers des détails pittoresques ou le resserre empathiquement sur les visages des détenus. Ce regard subjectivisant contraste avec la façon dont l’institution, au contraire, ne cesse de les chosifier. Le montage de Titicut follies met régulièrement en relief ce contraste, en alternant les plans moyens dans lesquels le personnel soignant fait preuve d’indifférence, voire de maltraitance, envers les prisonniers-aliénés, et les plans rapprochés qui les regardent au fond des yeux, leur restituant leur humanité bafouée. D’autre part, alors qu’ils peuvent ordinairement se réfugier derrière leurs diplômes pour se sentir compétents, et qu’ils agissent à l’abri de tout regard inquisiteur dans des lieux séparés du monde ordinaire, les psychiatres sont mis à nus par la caméra de Wiseman, qui révèle des individus intellectuellement étriqués qui cachent la pauvreté scientifique de leurs méthodes sous leur jargon savant. Ainsi, dans une croustillante scène d’arroseur arrosé, un prisonnier considéré à tort comme schizophrène démasque le délire interprétatif de son psychiatre, ironisant sur les méthodes douteuses qui lui permettent de poser des diagnostics, sans que celui-ci n’arrive à fournir de contre-argument convaincant. Cela pourrait prêter à rire si les conséquences ne pouvaient s’avérer désastreuses, puisque dans les hôpitaux psychiatriques c’est bien cet étiquetage diagnostique qui légitime le pouvoir de coercition de l’un des deux individus sur l’autre. Lors de sa sortie, les autorités ne s’y sont pas trompées et ont pris au sérieux le miroir sévère que leur tendait Titicut follies, en interdisant sa diffusion pendant plus de vingt ans. Voilà bien s’il le fallait une preuve paradoxale et flatteuse de sa pertinence.

F.L.