Une catastrophe va survenir. Gabrielle en est sûre. Elle ne sait ni quand ni comment, ni même quoi exactement, mais elle le sent. Louis s’en souvient, qui fut son confident quelques années plus tôt, lors d’un voyage en Italie. Ça commence comme un ersatz de L’Année dernière à Marienbad, comme une rêverie lancinante à la Duras — avec deux amants se tournant autour mais qu’une peur sourde, une menace sans objet, empêchent de s’abandonner l’un à l’autre. Nous sommes en 1910. Elle est pianiste, mariée à un fabricant de poupées. Lui est anglais, de passage à Paris. La Seine est en crue. Les rues seront bientôt inondées. La catastrophe surviendra effectivement, constituant un traumatisme qui ne fera que se répéter au fil des décennies. 2044 : dans un Paris aseptisé, étrangement vide et calme — au point que les animaux ont réinvesti les rues — Gabrielle cherche du travail. Pour cela, elle doit faire comme tout le monde : se purifier de ses affects, afin d’être opérationnelle. La jeune femme, baignée dans une matière noire et assistée de machines, replonge alors dans ses vies antérieures pour y revivre ses peines, et ainsi purger son ADN.

1910, 2014, 2044 : trois époques, trois vies de Gabrielle, jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre — Léa Seydoux toujours, et son beau visage de poupée impassible. Sans cesser de tourner autour de l’actrice, Bertrand Bonello expérimente différentes formes filmiques de la peur : du drame adultère en costumes au slasher contemporain, et jusqu’à l’anticipation dystopique, les deux protagonistes accusant le passage d’une époque à l’autre en changeant de masque, comme autant d’incarnations de l’esprit du temps. Ainsi le personnage de Louis, interprété par George Makay, qui passe d’amant éconduit à prédateur incel (célibataire involontaire). Comme si le film entier n’était qu’un long voyage vers la désensibilisation des êtres… Jusqu’à la négation complète de leur humanité.

À mesure que les époques s’enchaînent, une étrange froideur gagne le film, un sentiment de distance irrésolue. C’est au-delà de la mélancolie : plus proche d’une apathie paralysante, qu’on angoisse de ne plus savoir combattre. Seul le sentiment du danger, d’une menace — quand bien même serait-elle abstraite, sans visage et sans contours — semble encore capable de réchauffer les corps et la matière filmique. Pour cela, le cinéaste n’hésite plus à maltraiter le signal, dans des effets de liquéfaction à la Jacques Perconte : comme une tentative pour resensibiliser l’image, pour pénétrer plus profondément sous la surface froide du glacis numérique. Interrompant, se repassant en boucle les gestes de chacun, comme pour mieux comprendre la nature de la catastrophe. Et peut-être ainsi, se libérer du trauma.

Peine perdue ? C’est toute la question. Bonello n’est pas dupe, qui sait la vanité qu’il y a à replonger dans le passé pour y retrouver des émotions devenues inatteignables. Un peu comme ces boîtes de nuit parisiennes de 2044, reconstituant lambiance des années 60, 70 ou 80, dans une vaine tentative de retrouver une liberté perdue… Ou tout au moins lillusion de cette liberté.

Contre celle-ci, le cinéaste propose la distanciation et le travail plastique de l’image qui refuse de dissimuler son artificialité. « Passionnant, mais difficile de trouver du sentiment à lintérieur de ça », avouera Gabrielle, à propos d’une partition de Schönberg sur laquelle elle travaille. Le spectateur pourrait en dire autant du nouveau film de Bonello. Traquer l’émotion là où elle a presque totalement disparu : c’est bien le défi que s’est imposé le cinéaste, et de ce fait La Bête semble s’inscrire dans la parfaite continuité de son précédent film Coma — dont il serait comme la réponse négative, l’alternative cauchemardesque.

« De toute manière on a tout foutu en lair, il ne peut plus rien nous arriver. La catastrophe a déjà eu lieu. On se fait chier. » En posant le dilemme de rester humain dans un monde résolument désaffecté, le cinéaste dessine les contours funestes d’une humanité dont le destin serait de devenir indifférent à tout, même à sa propre disparition. Dans ce grand coma généralisé, la solitude de Gabrielle n’en est que plus terrible, et définitive. « Vous ne devriez pas vous effondrer devant cette image. Même si cest celle de votre propre mort, de votre déchéance. Même si cest la fin. »

Et sur ces mots, Bonello inventa le mélodrame post-humain.