Le nouveau film de Jonathan Glazer s’ouvre sur un écran noir de plusieurs minutes, baignant le spectateur dans un climat sonore inquiétant. Un peu comme l’ouverture du 2001 de Kubrick. Ambiance. Nous sommes loin du néant intersidéral pourtant, la première séquence enchaînant sur une partie de campagne en famille et en maillot de bain au bord de la rivière. Il fait beau, le ciel est dégagé, l’herbe est verte. Tout va pour le mieux dans le plus paisible des mondes. Ces images sont d’une banalité totale que rien ne rehausse. Mais déjà, un sentiment tenace nous maintient sur nos gardes. Même la caméra, qui observe de loin, garde ses distances. Pas de doute, nous sommes bien sur terre. Pourtant, rarement des images de cinéma nous auront laissés un tel goût de néant.

Adapté du roman de Martin Amis, La Zone d’intérêt n’en aura gardé que le titre et l’argument de base — la vie des SS aux abords d’un camp de concentration —, réattribuant aux caricatures de l’écrivain britannique leurs véritables noms de bourreaux historiques. Glazer reconstitue donc le quotidien de l’Obersturmbannführer Rudolf Höss (Christian Friedel), commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau, et de sa petite famille — femme et enfants — commodément installés dans un joli pavillon tout propre, avec jardin fleuri et vue sur l’horreur. Sauf que l’horreur, pour le coup, on ne la verra jamais, le cinéaste s’obstinant à braquer sa caméra du côté des salauds pour observer les coulisses de l’entreprise génocidaire. Ça vous dit moyen ? On vous comprend. Pourtant, si nous en restions là, nous ne vous aurions rien dit de ce film dingue et proprement hallucinant (comme l’était déjà Under The Skin, précédent film de Glazer), qui propose une expérience sensorielle aussi entêtante que dérangeante.

En reconstituant avec une minutie clinique, quasi obsessionnelle, le quotidien terriblement banal d’une famille nazie qui ne veut rien d’autre que réaliser son rêve de vie pastorale, le cinéaste britannique met en place un dispositif ahurissant, reposant sur un système de captation où les caméras — placées dans tous les coins de la maison et partiellement cachées — enregistrent en longues prises et en simultané les scènes qui composent la vie des Höss. Le procédé donne au film des allures à la fois conceptuelles et ultra-concrètes — entre reality show minimaliste et vidéosurveillance. La platitude de la mise en scène semble répondre directement aux regards vides des protagonistes et à l’inanité de leurs préoccupations bourgeoises — telle Madame Höss (Sandra Hüller) elle-même, qui se félicite d’avoir planté du lilas pour embellir le camp, « dans l’intérêt de tous ».

« Loin des yeux, loin du cœur », dit le proverbe, auquel le film offre une illustration radicale. Car le plus terrible dans La Zone d’intérêt ne tient finalement pas tant à son sujet qu’à sa manière de nous le rendre sensible en le dissimulant à notre vue, offrant à nos yeux sidérés le spectacle d’un monde où cultiver tranquillement son propre jardin, c’est déjà se faire complice de la mort au travail. Mettre l’horreur hors-champ et l’y maintenir, en faisant semblant d’ignorer ce qui déborde : c’est à cela que s’attelle la famille Höss. Ce à quoi le film trouve une réponse formelle en cloisonnant l’espace jusqu’à nous y enfermer avec ses personnages, dans un jeu d’occultation qui finit par tout empoisonner. Il y a quelque chose de proprement médusant à voir les Höss occupés à organiser leur quotidien, cernés jusqu’aux moindres de leurs gestes — la caméra les laissant à peine sortir du cadre pour aussitôt les rattraper dans la pièce d’à côté, les suivant à la trace comme pour ne pas perdre une miette de leurs déambulations domestiques. Le montage et ses coupes franches accentuent l’aspect mécanique de l’ensemble, mettant au jour l’entreprise de déshumanisation qui a lieu sous nos yeux. Et la maison des Höss de se transmuer peu à peu en mausolée pour l’humanité.

La présence invisible de l’extermination en cours n’a-t-elle aucune incidence sur la vie des bourreaux ? Cette question hante le film et chacune de ses images. À voir Madame donner ses ordres à ses domestiques, tandis que Monsieur discute des vertus des fours crématoires avec ses camarades ingénieurs, on finit par se demander quel spectacle est le pire : celui des corps suppliciés qu’on achève, ou bien celui, placide et glaçant, des hommes qui se tiennent à côté et leur tournent le dos ? Le film a beau nous détourner du grand Moloch, sa présence vrombissante n’en est pas moins palpable partout, tout le temps. Un tel refoulé ne pouvait que finir par remonter à la surface, produisant au passage quelques visions de l’avenir en forme de remontées gastriques — siphonnant le film comme un trou noir, le renvoyant au néant qui l’a vu naître.

On sort de tout ça avec un étrange sentiment de vide. La sidération est totale, et il est difficile de s’en défaire. Comme avec Under the Skin, on quitte la salle avec l’impression que le film continue dans la rue, jusque chez nous. Qu’il colore chacun de nos gestes, comme si son atmosphère avait débordé de l’écran pour nous poursuivre comme un fantôme. Il est ainsi des films qui nous hantent longtemps. Sans le moindre doute, La Zone d’intérêt est de ceux-là.

Clément Massieu