En 2019, Erwan Le Duc nous présentait l’inénarrable Perdrix, premier long-métrage jubilatoire, à la fois portrait burlesque d’une famille dysfonctionnelle et comédie romantique loufoque en pays vosgien. En conservant le même ton, le réalisateur revient avec La Fille de son père qui, s’il ne nous a pas entièrement convaincu, vient néanmoins confirmer le caractère très personnel du sillon que le réalisateur est en train de creuser dans le paysage du cinéma français.

Le prologue, quasi muet, condense en quelques minutes l’histoire d’amour d’un tout jeune homme et d’une toute jeune femme — de leur rencontre improbable autour d’un ballon de foot repeint de la couleur de la révolution, à la naissance de leur fille quelques mois plus tard, puis à la disparition inexpliquée (mais volontaire) de la mère, laissant père et bébé seuls face à un avenir sans elle. Après ce joli préambule, le film enjambe les années pour entrer à pieds joints dans le quotidien d’Étienne (Nahuel Pérez Biscayart), devenu entraîneur d’un petit club de football, et de Rosa (Céleste Brunnquell), lycéenne s’apprêtant à quitter le nid pour poursuivre des études d’arts dans une autre ville. Plus encore que dans Perdrix, Erwan Le Duc manie l’art de mettre en scène des personnages à priori parfaitement ordinaires, tout en posant sur eux un regard si éloigné de tout naturalisme qu’il les transforme en pures créatures de fiction. Prenez le personnage d’Hélène (Maud Wyler), nouvelle amoureuse d’Étienne et chauffeuse de taxi, bien loin des codes sociaux habituellement attachés à ce genre de personnage. L’idylle qu’elle entretient avec Étienne a tout d’un amour de cinéma : un amour fantasmé, à la fois terre-à-terre et totalement idéaliste. De même les personnages de Rosa et son petit ami Youssef (le jeune Mohammed Louridi, véritable révélation), dont le langage et les passions (la peinture pour elle, la poésie pour lui) les éloignent fortement des représentations habituelles de la faune adolescente. C’est toute la grâce du cinéma d’Erwan Le Duc que de s’ancrer dans un certain réalisme, mais en adoptant une liberté de ton telle qu’il finit par s’en détacher, pour évoluer dans d’autres sphères, toute en légèreté et fantaisie. Car c’est aussi à ça que ça sert, le cinéma : à accorder le monde à nos désirs. À rêver dautres mondes possibles, dautres types de relations entre les êtres. À combattre la morosité ambiante en réenchantant la vie. Manière comme une autre de réinjecter un peu d’utopie dans le quotidien.
Aussi admirable que soit la démarche, elle n’est pourtant pas sans défauts. Est-ce dû à la qualité très littéraire des dialogues, à l’aspect un peu théâtral des échanges entre les personnages, ou au grand sens du cadre d’Erwan Le Duc ? — toujours est-il que la petite mécanique burlesque du film, aussi réjouissante soit-elle, finit par tourner un peu à vide, trop attachée à nous faire aimer le quotidien pittoresque de ses protagonistes, un peu trop charmants pour être tout à fait crédibles. Il faudra attendre la moitié du film pour que le récit ose enfin affronter ses enjeux dramatiques, quand Étienne croit reconnaître, au beau milieu d’un épisode de Thalassa, le visage de son ancienne compagne, celle qui les a abandonnés lui et Rosa il y a de ça dix-sept ans. Le fantôme de la femme aimée puis perdue resurgit alors — notamment lors dune scène de danse hallucinée au détour dun couloir dhôpital — et le léger malaise ressenti jusqu’ici, à savoir ce sentiment que quelque chose sonnait un peu faux dans ce petit train-train joliment coloré, se trouve alors confirmé quand le monde d’Étienne s’effondre et qu’il se met en tête de réunir Rosa et sa mère, quitte à foutre en l’air son propre avenir avec Hélène. Dès lors, La Fille de son père révèle enfin sa véritable nature de drame burlesque, travaillé par la hantise de la perte et de l’abandon.

Si ce virage dramatique est plus que bienvenu, dans la mesure où il perturbe la mécanique un peu trop bien huilée du film, où il vient injecter un peu de déséquilibre et de complexité aux personnages, il ne parvient pourtant pas tout à fait à dissiper cette impression d’artificialité : comme s’il manquait une épaisseur au film qui, à force de prendre à la légère ses propres enjeux, finit par manquer quelque peu de profondeur. Plus on s’approche du dénouement, plus le récit lui-même semble ne plus trop savoir où il va, ni comment finir, et la pirouette finale sonne plutôt comme une dérobade que comme une véritable fin ouverte.

Malgré ça, La Fille de son père regorge de séquences loufoques, comme celle qui voit la maire d’une petite ville (excellente Noémie Lvovsky) s’empêtrer dans un discours pseudo-écolo pour finalement annoncer à son interlocuteur qu’elle s’apprête à faire raser son terrain de foot, et donc le priver de son gagne-pain. Ou encore cette scène improbable où Étienne, obligé de se présenter à un examen oral avec son bébé dans les bras, voit ses examinateurs entonner une comptine afin d’apaiser le nouveau-né. Autant de moments qui permettent d’apprécier toute la saveur et la poésie burlesque du cinéma d’Erwan Le Duc, et laissent présager de belles choses pour l’avenir… Une affaire à suivre de près.

Clément Massieu