Ça commence par un rêve. Celui d’une enfant terrifiée qui s’élève soudainement dans les airs, devant son père occupé à ratisser des feuilles mortes, indifférent. « Pourquoi je n’ai rien fait ? » demande Paul, quand sa fille lui raconte cet énième rêve au petit déjeuner. « C’est la troisième fois déjà. Pourquoi est-ce que je reste planté là ? » s’étonne-t-il, un peu geignard. « Tu ne me vois pas comme ça, pas vrai ? Ce n’est pas comme ça que tu penses que j’agirais dans la vraie vie ? ».

Les anglais ont un terme qui résume bien les enjeux de Dream Scenario : « random ». Cela peut désigner quelqu’un d’ordinaire et de quelconque, juste une personne parmi d’autres. Description qui convient assez à Paul Matthews, prof de biologie cinquantenaire, spécialiste dans l’évolution des espèces, dans une université américaine elle-même plutôt lambda. Mais random a aussi une autre signification, désignant quelque chose qui survient de manière imprévisible, aléatoire, voire carrément malvenue. Tout à fait la manière dont le pauvre Paul, qui n’a pourtant rien demandé à personne, commence à apparaître dans les rêves des gens qui l’entourent. Chaque fois, c’est la même histoire : une situation étrange, inquiétante, éventuellement menaçante pour le rêveur… et la présence de Paul qui se tient là, dans un coin du décor, ne faisant ni ne disant rien — randomly.

Pour autant l’universitaire n’est pas tout à fait mécontent de la situation, qui lui donne une certaine visibilité. D’autant qu’il est persuadé de s’être fait voler l’une de ses idées par une ancienne camarade d’études qui s’en est servie pour un article, sans le créditer. Voilà donc une bonne occasion pour Paul de se démarquer du troupeau, et peut-être de faire connaître ses travaux — manière d’obtenir la notoriété dont il a toujours secrètement rêvé. Il faut le voir jubiler devant un amphi rempli comme jamais d’étudiants, laissant chacun raconter son propre rêve, et jouissant d’être si soudainement le centre de l’attention. « Je vous vois comme la personne la plus intéressante au monde en ce moment, Paul », le titillera un patron de start-up (Michael Cera) prêt à lui faire signer un contrat pour vendre son image à quelques grandes marques, voire peut-être « les droits sur sa vie » à Hollywood.

Paul découvre alors le revers de la notoriété, l’un de ses nombreux effets pervers, peut-être le pire : le fait que même votre vie ne vous appartient plus. Sans oublier que le problème, avec les rêves des autres, c’est qu’on ne peut pas les contrôler. Et dès lors que Paul, ne se contentant plus d’y apparaître, commence à y agir de manière agressive, le phénomène devient sérieusement problématique. Sur ce point, ce n’est peut-être pas un hasard si le retournement a lieu juste après qu’une jeune femme, la première personne à rêver d’un Paul « actif » (en l’occurrence, il s’agit d’un rêve érotique), demande à l’intéressé de l’aider à reconstituer son fantasme. Ratage complet, comme on pouvait s’y attendre — et qui donne lieu à l’une des meilleures séquences du film, l’une des plus embarrassantes. Et bien entendu, l’une des plus drôles. C’est à se demander si la frustration et l’humiliation ressentie par Paul n’est pas la raison secrète de son changement de comportement dans les rêves des autres, au point que plus personne ne peut le voir en peinture. La vie pépère de l’universitaire s’effondre alors, à mesure que son quotidien devient invivable.

Et c’est justement là où le film se montre plutôt malin, moins manichéen qu’il aurait pu l’être — c’est-à-dire plus ambigu, et donc beaucoup plus intéressant : c’est qu’en l’occurrence, Paul n’a littéralement rien fait pour mériter ce qui lui arrive. C’est bien d’ailleurs ce qu’il s’évertue à dire à tous. Peine perdue. Et plus Paul essaie de se défendre, plus son comportement (réel celui-là) devient détestable, jusqu’à rejoindre celui de son double rêvé. Pas étonnant que le projet de Kristoffer Borgli (à qui l’on doit déjà Sick of Myself) ait attiré Ari Aster, ici producteur du film. On retrouve dans Dream Scenario quelque chose de Beau is afraid, avec son personnage impuissant qui fait face à des situations de plus en plus kafkaïennes. Mais là où Aster finissait, à force de martyriser son protagoniste, par nous rendre parfaitement indifférents à son sort, Borgli parvient à préserver une certaine forme d’empathie pour Paul. Son film échappe ainsi à la stérilité qui menace de plus en plus le genre de la satire au cinéma (appelons ça le syndrome Ruben Östlund). Sans doute, la présence de Nicolas Cage y est pour quelque chose : méconnaissable en ours barbu à lunettes, carcasse voûtée et fringues trop grandes (sans parler de sa petite voix un peu nasillarde), l’acteur poursuit son retour en grâce au cinéma, dans un rôle à sa (dé)mesure : celui d’un type à ce point insignifiant que l’univers lui-même semble l’avoir pris en grippe.

Ce n’est qu’au terme de Dream Scenario, et une fois terminée la série d’improbables déboires qui ont rendu la vie dure à ce bon vieux Paul, qu’on finit par entrevoir un peu ce qui se tramait au cœur du film. On comprend alors qu’au-delà des rêves de réussite académique, le véritable désir de Paul était sans doute le même qui fait battre le cœur de toute random person. Il faudra le voir endosser le fameux costume oversize de David Byrne des Talking Heads afin de sauver du bûcher une femme en détresse, pour comprendre que l’histoire qui nous a été contée, depuis le début, n’était peut-être que celle d’un homme qui — comme toute personne ordinaire et quelconque — aurait aimé que ceux qu’il aime le voient comme un héros. Quitte pour ça à endosser un costume décidément trop grand pour lui.

Clément Massieu