C’est sur le regard d’une femme que s’ouvre Un Silence. Un regard emprisonné dans l’encadrement d’un rétroviseur. Regard inquiet qui scrute l’espace devant lui à la recherche d’une issue, sans parvenir à faire le point. Ce regard, cette femme, seront au centre du film, et constitueront son point de vue premier. Point de vue ambigu s’il en est, car la femme en question en sait peut-être plus qu’elle ne veut bien l’admettre. Or, ce savoir qu’elle possède, il nous faudra longtemps pour y avoir accès — et encore, partiellement seulement. Même à la fin du film, des lacunes demeurent. C’est une histoire pleine de trous que recompose pour nous Joachim Lafosse. Et c’est justement dans ces trous, gouffres de honte dissimulés par des non-dits, que réside l’horreur. Une horreur originelle que le film ne regardera jamais dans les yeux, mais toujours de biais, à l’image de ses personnages, cernés par une réalité insoutenable quils tentent désespérément de maintenir à l’écart. Hors-champ. De soutirer à la vue de tous. Il a été demandé à la presse de ne pas révéler le contenu du film et son dénouement. Soit, nous en dirons peu alors, et nous resterons vagues, délibérément. Après tout, cela sied assez bien au film lui-même, qui d’un bout à l’autre s’efforce de saisir une vérité qui sans cesse se dérobe.

Avocat de l’accusation dans une affaire pédocriminelle, François Schaar est sous le feu des projecteurs. De jour comme de nuit, les journalistes campent devant sa propriété, suivant ses allées et venues, quémandant une déclaration sur le procès en cours. Visiblement épuisé mais déterminé à se battre pour ses clients (les parents des victimes, dont il semble proche), François compte sur le soutien de sa famille : à commencer par Astrid, sa femme, ainsi que son fils Raphaël, lycéen comme les autres — un peu branleur, un peu fêtard, enfin rien de bien méchant à priori… Sans prendre la peine de contextualiser grand-chose, le film nous jette ainsi, presque de but en blanc (si l’on excepte la séquence d’introduction en forme de prolepse), dans le quotidien quelque peu tendu d’une famille bourgeoise. Il nous suffira de quelques minutes pour sentir à quel point l’air est vicié, chez les Schaar. Ce qui cloche exactement ? — difficile à dire. Parlons d’une certaine lourdeur de l’air, d’une pesanteur, palpable partout, tout le temps, jusque dans les rapports entre les personnages. Une atmosphère qui règne sur tout le film, même dans ses scènes les plus anodines, celles de la vie domestique, qui finissent par dégager une sensation d’étouffoir.

Non, on ne comprend pas grand-chose d’abord, et le film ne se presse pas pour dissiper cette opacité. Mais les signes ne trompent pas. Tout est affaire de mise en scène. De ce point de vue-là, Joachim Lafosse montre un certain talent pour ce qui est de distiller un malaise discret mais palpable. Ce nest que petit à petit quon découvre l’étendue de la névrose familiale, son origine et les dégâts qu’elle a engendrés — quelle continue dengendrer, et qui infusent chaque scène, chaque plan du film comme un poison. « Moi j’ai jamais rien dit », s’exclame Astrid au début de Un Silence. À l’entendre, on ne saurait dire si elle en est fière ou horrifiée. Pourtant, et malgré son titre, ce ne sont pas tant les silences qui frappent dans le film de Lafosse, que larsenal de mots que ses personnages déploient pour nier la vérité ou l’étouffer. « Si tu as besoin de parler on parle ! », assure Astrid à un neveu qui s’apprête à demander justice après des années d’indifférence. Ces propos semblent bien hypocrites, en regard de l’incapacité du personnage à appeler les choses par leur nom. Il faut entendre les périphrases et autres détours langagiers dont use Astrid pour minimiser des faits pourtant accablants. Et il faudra longtemps pour que des mots précis et justes, à la hauteur des crimes commis, soient enfin prononcés. Ce n’est pas tant une affaire de suspense qu’une volonté, de la part du cinéaste, de faire coïncider la forme et le fond : dans ses réticences à nommer clairement ce dont il est question, dans cette façon qu’il a de jouer l’évitement, le film ne fait que souligner plus encore les stratégies pathétiques des protagonistes pour maintenir le statu quo, quitte à laisser passer l’inadmissible.

À ce jeu, Emmanuelle Devos est exemplaire : dès son apparition, on mesure le poids de sa solitude et de sa honte. Rôle difficile que celui d’Astrid, mais que dire alors de Daniel Auteuil, si ce n’est qu’il est admirable d’ambivalence en avocat acculé dans ses derniers retranchements, misant avant tout sur la culpabilité des siens pour s’en sortir toujours. Chaque apparition de François, la moindre de ses paroles ou de ses gestes, semble suinter d’une hypocrisie malade qui fait froid dans le dos. Le film décrit assez bien ce système de défense qui consiste à jeter des mots pour mieux minimiser les faits, en ayant l’air de rationaliser. Mais derrière les mots, il y a la blessure qui reste ouverte. Et le nom que porte François et les siens est en soi suffisamment éloquent : Schaar, prononcé scar, soit « cicatrice » en anglais. Difficile de faire plus clair.

Il faudrait encore dire quelques mots sur l’art du hors-champ que déploie Un Silence. Il faudrait parler un peu de la question des images, elle aussi au cœur du sujet : de ces images insoutenables auxquelles le film nous confronte sans jamais nous les montrer. Ces « images dégueux » qu’on ne peut s’empêcher de regarder, qui circulent et qui se banalisent à mesure qu’on s’y expose, mais qui avant même qu’on s’en rende compte, nous ont déjà transformés pour de bon, et pour le pire. Oui, il faudrait dire quelques mots là-dessus, ce qui reviendrait à parler de la déviance et de sa propagation, mais ce serait risquer d’en dire trop. Aussi, arrêtons-nous là. Nous aussi, dérobons-nous — en silence.

Clément Massieu