Le cinéma d’Alice Rohrwacher compte autant d’admirateurs que de détracteurs. Projeté au Festival de Cannes 2023, son quatrième long-métrage ne fait pas exception. Certains critiques l’ont accusé d’être brouillon, de manquer de rythme, voire de partir dans tous les sens. Nous avouons ne pas bien comprendre ces reproches, tant La Chimère nous a tout simplement ébloui.

Décrivant les aventures rocambolesques d’une bande de pilleurs de tombes étrusques, ou tombaroli, le film dresse surtout le portrait d’un homme mystérieux, un Anglais aux yeux bleus du nom d’Arthur. Qui est-il au juste, et que fait-il là, au beau milieu de la campagne toscane ? Le film ne donnera pas vraiment de réponse, s’ouvrant sur le retour du bandit dans son village d’adoption, après un bref passage par la case prison. On sait peu de choses du passé d’Arthur, d’où ce mystère qui l’entoure. D’autant qu’on le dit doté d’un pouvoir étrange : celui de percevoir la présence du vide sous la terre. Ce qui fait de lui un atout essentiel pour cette bande de joyeux lurons versés dans la contrebande d’artefacts anciens, qu’ils s’amusent à déterrer la nuit, pour les refourguer ensuite aux trafiquants d’art internationaux.

Si la cinéaste prend plaisir à suivre les péripéties de son groupe de pirates campagnards, se permettant quelques jolis moments burlesques (petites scènes en accéléré où les protagonistes jouent à la police et aux voleurs), son film n’en est pas moins hanté par la présence de la mort et la question du sacré. De ce fait, La Chimère oscille sans cesse entre le monde des vivants et celui des morts, entre la comédie et le drame, entre l’appel à la légèreté et l’attrait irrésistible du vide. Lors d’une belle séquence qui voit la bande se réunir dans une cahute sur la plage, un groupe de musiciens chante les exploits des pilleurs. Leurs aventures prennent soudain une dimension mythique, un aspect légendaire, immémorial. Certains courent après l’argent et la gloire, d’autres après une liberté tout aussi illusoire. Ce qui anime Arthur est bien différent : Orphée moderne pleurant son Eurydice, on dit qu’il cherche une porte, un passage vers l’au-delà…

À chacun ses chimères. Hanté par le souvenir de Beniamina, son amour perdu — dont le visage habite ses visions en 16mm — l’anglais nous est d’emblée présenté comme un homme qui n’appartient plus tout à fait à ce monde. Héros dostoïevskien (le film s’ouvre d’ailleurs sur une scène de train, comme au début de L’Idiot), un peu magicien, un peu escroc, malpoli et mal fagoté, renfrogné, solitaire, le personnage constitue le principal attrait du film. Pour l’incarner, la réalisatrice a misé sur le talent de Josh O’Connor, jusqu’ici surtout connu pour son interprétation du jeune Prince Charles dans la série The Crown. On ne peut que lui donner raison, tant sa présence magnétique et son charisme contribuent à l’aura du film, nous le rendant d’autant plus fascinant.

Avec ses vêtements sales, son regard fiévreux et sa toux persistante, Arthur ferait presque figure de semi-fantôme, de clochard céleste — éternel étranger voué à évoluer dans les marges du monde et du temps. Vivotant plus que chichement dans sa cabane en tôle, il rend souvent visite à la mère de Beniamina, Flora (interprétée par la grande Isabella Rossellini), vieille dame en fauteuil roulant recluse dans son manoir décrépit. C’est là qu’Arthur fera la rencontre de la belle Italia (Carol Duarte), servante au charme solaire, et bouffée d’air salvatrice pour l’anglais mélancolique. Que la jeune femme se prénomme Italia n’est probablement pas un hasard : à elle seule, elle incarne cette pulsion de vie, figure maternelle et joyeuse, superstitieuse, et habitée d’une sainte terreur de la mort et des sépultures, que ces fous de tombaroli profanent sans gêne sous ses yeux scandalisés.

Que faire du passé, et de ses beautés enfouies ? Que faire de ces ruines, qui appartiennent déjà à un autre monde ? De ces choses qui ne sont pas faites pour les yeux des hommes, et qui perdent entre leurs mains leur caractère sacré ? Ces questions-là hantent le film de Rohrwacher. Loin de la pâmoison passéiste et mortifère, la cinéaste propose un cinéma de pilleurs et de contrebandiers. Un cinéma qui désacralise les beautés dhier, moins pour en faire des marchandises sur lesquelles capitaliser (ce qu’on appelle poliment « patrimoine culturel ») que pour mieux les revisiter et les réinvestir, leur redonner un souffle de vie et les baigner dans la lumière du présent — à limage de cette gare désaffectée reconvertie en refuge pour une bande de femmes et denfants, sous l’égide de la Mère Italia.

Avec La Chimère, Alice Rohrwacher livre un film aussi erratique que ses personnages de brigands haut-en-couleurs (Fellini nest jamais bien loin) : une œuvre somptueuse animée par la flamme de la rébellion, et le désir (peut-être impossible ?) de réunir le sacré et le profane, la mort et la vie, le passé et le présent. Ode à la lumière de la Toscane et aux visages des femmes, entre extase et mystère, s’évertuant patiemment à trouver un passage secret vers l’autre monde — quand bien même il ne serait relié au nôtre que par un fil, un tout petit fil de laine rouge…

Clément Massieu