« Que le spectacle commence — amoral et de bon goût ! » C’est sur ces mots que Rainer le chien de l’Enfer met en branle cette grande orgie baroque qu’est le nouveau et troisième long-métrage de Bertrand Mandico, après Les Garçons sauvages et After Blue (Paradis sale). Amoral et de bon goût : la formule pourrait bien décrire tout le cinéma de Mandico, qui s’amuse encore une fois à subvertir les codes cinématographiques pour mieux envoyer balader tous les tabous.

Aux antipodes de la version virile de John Milnius — le fameux Conan le Barbare avec Schwarzy, dont on serait d’ailleurs bien en peine de vous dire ce que le cinéaste a gardé (d’autant qu’on ne l’a pas vu, héhé…) — Conann, avec ses deux « n » salvateurs, renvoie directement à la version originelle du mythe celte. Aux antipodes du film de Milnius, disions-nous donc, car le trait le plus saillant de ce nouveau Conann — qui n’a absolument rien d’un remake, insistons bien là-dessus — est de disposer d’un casting presque exclusivement féminin. Ici, nous voudrions avancer une idée étrange qui nous a pris : celle de faire dialoguer le film foutraque du barde Mandico avec le récent et ultra-populaire Barbie. Oui, bizarrement, l’idée nous est venue que Conann constitue comme la plus belle réponse au film de (notre par ailleurs bien-aimée) Greta Gerwig et son vernis pseudo-féministe rose bonbon. Là où le film de Gerwig et Mattel peinait à nous faire prendre au sérieux ses tentatives peu convaincantes pour rebattre les cartes des rapports hommes-femmes dans un monde post-#MeToo qui en a pourtant cruellement besoin, Conann ne s’embarrasse d’aucun complexe, et mise sur son propre imaginaire impur pour dépasser tous les clivages sociaux (de sexe, de race ou d’âge), produisant une grande confusion des genres et des identités, ainsi qu’un bon paquet d’accouplements monstrueux et de dévorations répugnantes. Bertrand Mandico na pas froid aux yeux, cest clair : outrancière et queer, sa vision du monde fait la part belle aux figures féminines au point d’en brouiller les contours, ce qui lui permet d’offrir à ses actrices des rôles pour le moins hors-normes, bien loin des stéréotypes auxquels elles continuent d’être trop souvent cantonnées. À commencer par sa muse de toujours, Elina Löwensohn, qui incarne ici le personnage de Rainer — sorte de Virgile à tête de pitbull et perfecto noir, paparazzo romantique et mémorialiste des mondes barbares.

S’ouvrant sur l’éveil d’une vieille femme amnésique, le film opère un grand retour en arrière pour retracer avec nous les métamorphoses successives de Conann, de jeune fille dont la mère fut massacrée sous ses yeux, à Reine des Enfers, rien que ça. Conann la Vengeresse, Conann l’Amoureuse, Conann la Fasciste et Conann la Mondaine… autant de figures et de visages, autant d’états de la barbarie à travers les âges. Et donc, autant d’actrices : Claire Duburcq, Christa Theret, Sandra Parfait, Agata Buzek, Nathalie Richard et Françoise Brion — toutes incarnant un seul et même personnage, et ses mues successives — toutes s’engendrant l’une l’autre avec une frénésie brutale, contribuant à répandre l’horreur sur le monde. À travers elles, ce nest pas tant une utopie féministe que propose Mandico quune véritable Histoire de la cruauté sous forme allégorique : ode ironique à la perversité et au Mal, dans la lignée de Lautréamont.

Aux Barbies donc, Mandico substitue ses barbares, amazones maudites à l’identité trouble, guerrières cruelles et jouisseuses amorales, militaires néo-fascistes et autres « creeps from Hell ». Rien de minimaliste ici, aucune retenue, et d’ailleurs le film, tourné dans une ancienne usine de sidérurgie en voie de démantèlement, assume totalement l’artificialité de ses décors et de son dispositif. Filmées en partie à la grue et en plongée, les séquences semblent adopter le point de vue flottant des morts, de démons ailés surplombant le monde des vivants, donnant au film sa dimension spectrale, contrebalancée par des images d’une sensualité bestiale, d’une texture toute organique. Si le résultat est parfois inégal (le rythme surtout), et toujours à deux doigts de virer à la grande tambouille ultra-pop, celle-ci reste néanmoins bien relevée — avec une pincée de William Burroughs par-ci, une dose de Fassbinder par-là, de la mythologie, de l’épopée, de l’heroic fantasy, et on mélange bien jusqu’à ce que ça bouillonne… et commence à dégager des effluves toxiques.

« Curieusement j’étais dégoûté… » s’étonne Rainer, alors que le voyage arrive presque à son terme. Rien de surprenant là-dedans. Qu’on aime ou non Mandico, Conann ne peut laisser indemne, tant les visions qu’il invoque ont l’air de surgir des entrailles grouillantes d’un autre monde. Âmes sensibles s’abstenir donc : ce que nous raconte le cinéaste n’a rien de bien ragoûtant. Trip opératique et dantesque sur la viralité du Mal, la séduction de la violence et leur propagation, le film dépeint un monde où la barbarie est d’abord ce monstre qu’on engendre ou qu’on ingère, par trahison et par opportunisme — comme en témoigne cette longue séquence de dîner mondain, où le concept même de mécénat révèle toute sa dimension profondément nécrophage. Non, Conann n’est pas pour tous les yeux. Et pourtant : quelle extase ! « Cest génial ! Cest fou ! Et abject… Jadore ! »

Il faut voir en grand, EN TRÈS GRAND, ce spectacle infâme. Pour mieux jouir de ses images, et les laisser nous éclabousser. « Amoral et de bon goût », comme disait ce vieux chien vicieux de Rainer, Conann est un voyage épique et sans retour vers la damnation éternelle : grand mélo apocalyptique, lyrique et obscène, jouissif et crasseux. En un mot — flamboyant.

Clément Massieu