Deuxième long-métrage de Thomas Cailley après le très remarqué Les Combattants en 2014, Le Règne animal est une excellente nouvelle. Premièrement, parce qu’il confirme que le cinéma français est enfin parvenu à se réapproprier le cinéma de genre — ce qui, au pays de Méliès, Feuillade, Franju et Cocteau, n’était qu’une question de temps. Deuxièmement parce qu’il confirme (s’il en était encore besoin) les talents d’un cinéaste décidément attaché à prendre en mains un sujet de plus en plus urgent : celui de la fin de l’humanité telle qu’on l’a connue jusqu’à maintenant.

Délaissant les formules catastrophistes du cinéma hollywoodien, le cinéaste préfère ancrer le fantastique dans un environnement des plus familiers, plongeant sans préambule son spectateur dans un monde où la mutation des êtres humains est déjà devenue la nouvelle norme — ou du moins, un nouvel état de choses, duquel la société tente de s’accommoder tant bien que mal. Car au fond c’est bien ce que questionne le film : notre faculté d’adaptation, qui est le propre du vivant, et la condition même de notre survie. Bien décidé à conserver une vie normale pour lui et son fils, malgré l’étrange « mal » qui accable sa femme, le personnage de François (Romain Duris, plus que convaincant en père cuisinier amateur de René Char) incarne bien cette disposition à s’adapter à tout, même au plus improbable : à continuer à vivre malgré tout, au risque de nier l’évidence. Cette évidence pourtant, elle finira bien par lui apparaître, quand son fils commencera lui-même à développer les symptômes avant-coureurs d’une métamorphose à venir…

Là où le film impressionne tout particulièrement, c’est dans son traitement de la mutation justement, à commencer par celle de son personnage principal. Jeune lycéen forcé de déménager alors que l’année scolaire arrive à son terme, Émile dégage dès le début cette part de monstruosité propre à l’adolescence, comme une sorte de prédisposition à l’animalité (le film s’ouvre d’ailleurs sur un gros plan du garçon offrant une becquée de chips à son chien). On ne dira jamais assez de bien du jeune Paul Kircher : par sa présence si particulière, sa diction un peu traînante, son mélange de maladresse comique et de grâce, le jeune acteur parvient à donner à son personnage toute l’étrangeté dont il a besoin pour faire émerger progressivement sa part animale. On peut dire la même chose de l’excellent Tom Mercier, dont les cris d’oiseaux nous hanteront pour longtemps. De manière générale, les acteurs sont excellents, et on n’oublie surtout pas Adèle Exarchopoulos en brigadière peut-être pas si encline que ça à maintenir le statu quo.

Mais la question de la mutation ne concerne pas que les personnages. Car si l’adolescence est l’âge des métamorphoses par excellence, Le Règne animal procède lui-même à quelques hybridations, sous la forme de croisements de genre particulièrement bien vus — le plus réjouissant étant celui du teen movie et du film de monstre. Flirtant par moments avec le body horror, tout en se permettant quelques scènes franchement comiques (notamment dans les échanges d’Émile avec son père ou ses camarades), Thomas Cailley parvient à déjouer les clichés, tout en accouchant de quelques images sidérantes : un camion repêché dans une rivière et miroitant dans la lumière d’un jour déclinant, un homme-oiseau déchaîné s’évadant d’une ambulance, une tentacule subrepticement aperçue sous l’étal de légumes d’un Super U évacué…, autant d’images d’une beauté surprenante, et qui font toute la dimension poétique du film.

C’est bien cette dimension qui nous marque le plus, tout particulièrement dans la dernière partie, où le récit déploie pleinement son bestiaire. C’est toute la singularité du Règne animal, qui parvient à développer une sorte de poésie de la monstruosité, peuplée de beautés hybrides et insolites, mais qui nous touchent profondément, dans la mesure où elles réinterrogent notre rapport au vivant sous toutes ses formes. Notre faculté à cohabiter… En avançant l’hypothèse du devenir-animal de l’homme, comme nouvelle manière d’aborder notre condition terrestre.

Clément Massieu