Il devait prendre sa retraite après son dernier film, L’autre côté de l’espoir (2017). Surprise, le revoilà avec Les Feuilles Mortes, Prix du Jury au Festival de Cannes 2023. Qu’est-ce qui a changé entre temps, sur la planète Kaurismäki ? Pas grand-chose à vrai dire, si ce n’est que le monde autour va de plus en plus mal, que les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches toujours plus riches, que la guerre fait rage et que le désespoir continue de ronger les cœurs. Face à tant de misère, le cinéma du finlandais n’a jamais paru si anachronique. Pourtant ce n’est qu’un leurre : en apparence hors du temps, son nouveau film s’ancre pleinement dans son époque, que le cinéaste va même jusqu’à anticiper…

Nous sommes donc à Helsinki, en 2024 (si, si, c’est écrit sur un calendrier !). D’un côté il y a Ansa, employée dans un supermarché qui l’exploite, forcée de voler des invendus pour manger à sa faim. De l’autre, Holappa, ouvrier solitaire dont le penchant pour l’alcool commence sérieusement à se voir. Un beau soir, leur chemin se croisent dans un karaoké : le temps d’un regard, voilà leurs destins liés. Jusqu’à ce que le hasard les sépare à nouveau… avant de les réunir, puis de les séparer encore… Etc.

On ne résiste pas à rapporter ici l’hilarante « note d’intention » du réalisateur : « Même si jai acquis aujourdhui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles ma enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à lhumanité : le désir damour, la solidarité, le respect et lespoir en lautre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite. » Bien sûr, et quoi quil en dise, Kaurismäki na jamais fait que ça, filmer lamour et la solidarité. Ce nest pas ses films qui sont violents et inutiles : cest le monde autour deux, celui quil dépeint et contre lequel, derrière son humour pince-sans-rire, il na jamais cessé de sinsurger. Ça pourrait être plombant : cest dune grâce infinie. Le finlandais fait partie de ces cinéastes dont le style, si marqué, tend à nous faire dire que tous ses films se ressemblent, voire quil fait toujours le même. Poseur, Kaurismäki ? Peut-être. Mais seulement dans la mesure où sa « pose » serait celle du type solitaire qui lutte pour rester fidèle à lui-même face aux ravages du temps, continuant à pointer du doigt la misère et linjustice derrière le soi-disant « progrès »… Tout en ayant l’élégance de le faire en se marrant.

Avec Chaplin, Ozu et Bresson comme figures tutélaires (« mes divinités domestiques », comme il les appelle), le cinéaste continue d’œuvrer dans la précision, la retenue et lenchantement. Dans la continuité de sa « Trilogie du Prolétariat », Les Feuilles Mortes suit la route de héros ordinaires cherchant à se retrouver et à saimer dans un monde hostile bien décidé à leur mettre des bâtons dans les roues. Un monde où les mecs ont besoin de toucher le fond pour enfin trouver le courage de se relever. Pendant ce temps, les femmes continuent leur petit bonhomme de chemin, profitant pleinement de leur solitude… avec l’espoir qu’un beau jour, enfin, ces messieurs grandissent un peu.

Si le sort s’acharne tellement à séparer les amoureux, ce n’est peut-être que pour laisser à chacun le temps de soigner ses blessures. Parce quil est lun des derniers à se permettre encore des happy ends, les films de Kaurismäki continuent de résonner comme des pieds de nez à la réalité et ses misères. Les Feuilles Mortes n’échappe pas à la règle : histoire damour dune simplicité désarmante, où même le quotidien le plus morne finit par ressembler à un conte de fée. Oui, Aki Kaurismäki na peut-être toujours fait que le même film — mais ce film, quest-ce quil est beau !

Clément Massieu