Une fièvre guerrière semble peu à peu s’emparer du monde. On peut la comparer à une certaine forme d’hystérie — apparemment devenue le lot de bien des représentants de l’ordre et de l’autorité ces temps-ci… Hystérie ? « Plutôt possession », précise le lieutenant Hermes Papauran, qui connaît son affaire. Tandis qu’une vague de meurtres soi-disant liés à la drogue se déverse sur Manille, celui que l’on considère comme le meilleur enquêteur des Philippines traverse une sale période : face aux infidélités de sa femme et aux accusations d’un collègue, il ne sait répondre que par une violence incontrôlable, au point d’être rapidement mis à pied. Comme si cela ne suffisait pas, le voilà prit d’une crise aiguë de psoriasis qui lui dévore la peau du crâne et des bras, puis bientôt du corps tout entier. Lors d’une visite du lieutenant à un ami reporter, les deux hommes discourent longuement sur la généalogie du fascisme et le mal qui semble posséder leur pays, les reliant directement à la peur qui dévore les âmes. « Parce que nous sommes tous des lâches », affirme le lieutenant Papauran. Parce que nous préférons devenir les instruments de la terreur plutôt que d’en être les victimes… Ainsi se perpétue le cycle de la violence. Question de survie.

Adepte de récits fleuves aux accents dostoïevskiens (qui peuvent atteindre jusqu’à 11 heures), Lav Diaz revient ici avec une bagatelle de trois heures en forme de film noir halluciné. Plutôt que de revisiter l’histoire des Philippines comme il a déjà pu le faire dans ses précédents films, le réalisateur puise cette fois dans l’ultra-contemporain. Quand les vagues se retirent s’inscrit ainsi dans le contexte très réel des tueries de masse perpétuées par la police sous les ordres du Président Rodrigo Duterte (2016-2022) — vague meurtrière déguisée en campagne de lutte anti-drogue. Pour l’ancien journaliste devenu cinéaste, le sujet des violences policières est bien connu. Loin du documentaire, c’est néanmoins du côté de l’allégorie et du cinéma de genre qu’il va encore une fois chercher son inspiration visionnaire, tirant d’un contexte politique particulièrement sanglant une réflexion désespérée sur la transmission du mal.

Dans un pays où les forces de l’ordre ne sont plus que les chiens d’attaque d’un gouvernement sans foi ni loi, la violence se répand comme une maladie : la maladie de la peur. La métaphore prend une tournure très littérale dès lors que le lieutenant Papauran se met à souffrir de lésions cutanées sévères, stigmates d’une crise sociale à son comble. Devenu quasi pestiféré, Hermes est contraint de fuir la capitale et part se mettre au vert à la campagne, chez sa sœur. C’est alors qu’un autre personnage entre en scène. Fraichement sorti de 10 ans de prison, pendant lesquels il aurait trouvé la foi, l’ex-lieutenant corrompu et mentor de Hermes, Supremo « Primo » Macabantay, est bien décidé à se venger de son disciple qui l’a envoyé en détention. Payé par un mystérieux truand (à moins qu’il ne s’agisse d’un responsable politique ?), l’ancien flic devenu fou de Jéhovah s’installe dans un petit hôtel minable, attendant que son ennemi intime vienne enfin le rejoindre et l’affronter. Pour tuer le temps, voilà qu’il se prend d’enlever les péchés du monde en baptisant tout ce qui bouge — à commencer par les prostituées qu’il croise lors de ses balades nocturnes. Interprété par Ronnie Lazaro, l’un des acteurs fétiches du réalisateur, Primo est sans doute la figure la plus traumatisante du film, incarnation outrancière d’un pouvoir en roue libre, dont les prétentions messianiques seront le moteur de séquences aussi grotesques que dérangeantes. Ces scènes sont parmi les plus marquantes du film : apparemment gratuites tant elles semblent ralentir le récit, elles contribuent grandement à son atmosphère hypnotique — scènes de quasi transe qu’on croirait sorties d’un cauchemar de David Lynch, dont le personnage rappelle d’ailleurs les tueurs psychopathes qui hantent son œuvre, de Blue Velvet à Twin Peaks: The Return.

Avec l’entrée en scène de Primo, l’histoire décolle pour rejoindre une autre dimension. Le film noir vire au théâtre de l’absurde, les plans-séquence s’étirant comme de longs cauchemars poisseux — effet accentué par le 16mm, qui donne aux images en noir et blanc une texture irréelle. Tandis qu’on suit en parallèle l’itinéraire d’Hermes et de Primo, il devient de plus en plus clair que ceux-là ne sont que les deux faces d’une même figure : l’un s’approchant dangereusement de la folie meurtrière, l’autre y ayant sombré depuis longtemps. Par ce double portrait du fascisme en corps putrescent, le cinéaste porte un regard particulièrement pessimiste sur une société en voie de décomposition, qui ne semble avoir d’autre choix que l’autodestruction pour se sortir enfin du bourbier.

Radical, puissamment politique et visuellement sidérant, Quand les vagues se retirent est peut-être l’un des films les plus accessibles de Lav Diaz, et à coup sûr une excellente porte d’entrée dans son cinéma. Plus important encore, il constitue l’une des expériences filmiques les plus terrassantes de l’année.

Clément Massieu