Mais qu’est-ce qui fait le succès d’un genre aussi codifié que celui du film de prétoire ? Pourquoi les réalisateurs et les spectateurs y reviennent-ils depuis presque l’origine du cinéma ? Ce genre auquel on doit déjà quelques chefs-d’œuvre, parmi lesquels l’excellent Anatomy of a Murder d’Otto Preminger (1959) ? C’est peut-être qu’au fond, une procédure judiciaire, c’est essentiellement une affaire de spectacle, avec sa mise en scène et son public, ses acteurs en costumes et ses procédés narratifs bien particuliers. Un dispositif finalement très théâtral, où chacun a longuement travaillé son rôle à l’avance pour l’interpréter de la façon la plus convaincante possible… et d’autant plus soigneusement que l’enjeu est bien souvent de sauver sa peau.

Quatrième film de Justine Triet, Anatomie d’une Chute raconte l’histoire de Sandra, auteure à succès, vivant avec son mari Samuel et leur fils mal-voyant, Daniel, dans un chalet à la montagne près de Grenoble. Un jour, l’enfant revenant d’une promenade avec le chien butte contre le cadavre de son père, qui semble avoir chuté d’une fenêtre ou d’un balcon. Très vite la police intervient sur les lieux. Accident ? Suicide ? Les éléments relevés laissent rapidement place au doute : et s’il s’agissait tout bonnement d’un meurtre ? Suspectée, Sandra demande à un vieil ami avocat de prendre l’affaire en main et d’assurer sa défense.

La réalisatrice nous avait habitué à un cinéma tendu et volontiers bordélique, où des personnages surmenés s’évertuaient vainement à gérer le désordre de leur vie personnelle. En apparence moins chaotique, plus sec que ses précédents films, Anatomie d’une Chute fait montre dans sa mise en scène d’une épure admirable, rendant plus saisissant encore l’examen auquel il s’adonne : celui de la vie intime de Sandra, analysée sous toutes les coutures par l’accusation.

Plus le film avance plus il devient évident que le procès auquel on assiste n’est pas tant le procès d’une possible meurtrière que celui d’une femme, tout simplement. D’une femme et de ses choix de vie, de ses désirs et de ses contradictions. D’une femme et de ses ambitions, qui ne cadrent pas toujours avec sa vie de famille. Il n’y a qu’à écouter les arguments de l’accusation (Antoine Reinartz en procureur agressif, auquel on collerait volontiers quelques baffes) pour s’en convaincre. Le projet était clair dès le départ pour Justine Triet : cette histoire d’accusation criminelle n’a jamais été rien d’autre qu’un prétexte pour la réalisatrice à explorer la psyché d’une femme et sa vie intime. Son film ne fait finalement que ça : étudier avec acharnement la personnalité de Sandra, faite de couches successives, pour en sonder l’opacité. À ce titre, Sandra Hüller est exceptionnelle, tour à tour chaleureuse et intransigeante, habitée par son rôle jusque dans le moindre regard. Du coté de la défense, Swann Arlaud est impeccable en ami tiraillé par des sentiments contradictoires. Cerise sur le gâteau : le jeune Milo Machado Graner, d’une justesse incroyable dans le rôle de Daniel, qui passe devant nos yeux de l’enfance à l’âge adulte — c’est-à-dire à l’âge des décisions et du soupçon.

Tout n’est affaire de perception : dans un procès comme au cinéma, tout deux relevant finalement d’un même désir profond, d’une même obsession voyeuriste de tout voir, de tout mettre à nu, de tout savoir de l’intimité d’une personne, de son quotidien et de ses pensées. Quitte à mettre pour cela sa vie en pièces. Tout n’est qu’affaire de perception, et de justesse de perception. Ces problèmes-là, le film n’hésite pas à les prendre à bras-le-corps, et de ce fait, il devient évident que son souci principal n’est pas tant de dissiper le mystère que de peindre l’âme et les relations humaines dans toute leur complexité… Ce qui implique de les explorer jusque dans leurs zones les plus grises.

Deux heures et demie suffiront-ils pour juger de la culpabilité d’une femme dans l’échec de son couple et la mort de son mari ? Le film se gardera bien de toute réponse définitive, préférant remettre chacun seul devant la responsabilité de ses propres choix. Parce qu’il ne recule jamais devant les ambiguïtés de son personnage principal, Anatomie d’une Chute témoigne d’une densité, d’une épaisseur nouvelle dans le cinéma de Justine Triet. Et s’affirme du même coup comme la Palme d’Or la plus passionnante de ses dernières années.

Clément Massieu