Un bébé abandonné devient un jeune homme. Sous le soleil de Grèce, au bord de la mer, ce jeune homme commet un crime et se retrouve en prison. Il y rencontre une femme. Ils s’aiment. Les années passent. Les corps et les visages restent les mêmes, comme à l’épreuve du temps. Une enfant naît. Quelqu’un se tue. Pendant tout ce temps, le jeune homme perd progressivement la vue, en même temps qu’il trouve une voix…

Bon, voilà, appelons ça une tentative maladroite pour résumer le nouveau (et très mystérieux) film d’Angela Schanelec. Ça vous semble un peu obscur, un peu abstrait ? Dites-vous que ce n’est rien à côté du film lui-même. Le synopsis officiel évoque une adaptation libre du mythe d’Œdipe. Ce serait une autre manière de résumer les choses, une autre tentative pour tirer au clair ce que la réalisatrice cherche à nous raconter. Mais ce serait encore ne rien dire du film, ni de tout ce qui fait sa singularité. En fait, ce qui frappe le plus dans Music, ce n’est pas tant ce qui le rattache directement au mythe d’origine. Non, ce qui frappe, c’est plutôt la façon dont le film finit par évacuer le mythe justement, ou du moins la dimension légendaire de son histoire, évacuant du même coup toutes les formes de pathos propres à la tragédie.

Dans la mythologie grecque, Œdipe finissait par se crever les yeux en découvrant l’insupportable réalité qui se cachait derrière les actes commis. La première et peut-être la plus grande liberté que prend la réalisatrice de Music est justement là : plutôt que de jouer la carte du drame détruisant la vie de ses personnages en se révélant au grand jour, Angela Schanelec préfère questionner la part d’inconscient et de non-dit qui se joue derrière toute tragédie comme derrière toute existence humaine. La structure de son film est ainsi dominée par le hasard, l’imprévisibilité et l’ellipse. Peu explicative, minimaliste au possible — mais d’une sensualité de chaque instant — la mise en scène enchaîne les séquences, toutes plus énigmatiques les unes que les autres. À bien des égards, Music s’apparente à un rêve, une longue rêverie à infusion lente, où même le temps s’écoule sans qu’on le sente passer. La tragédie n’y est pas (ou si peu) affaire de révélation et de rebondissements dramatiques. Au contraire, tout semble se jouer ailleurs, comme qui dirait entre les séquences, voire peut-être entre les plans — comme si le sentiment de la faute originelle était le liant invisible qui nouait les événements entre eux.

Le film cultive ainsi un art du hors-champ et de la suggestion véritablement exemplaire, mais qui contribue grandement à rendre son récit opaque, voire difficile à suivre. Il faut ajouter à cela la rareté des dialogues, réduits à l’essentiel. On parle peu dans Music, et comme dans un rêve donc, il est facile de s’y perdre. Qui plus est, son sens de l’ellipse atteint de tels sommets qu’il finit par devenir frustrant par moments, comme si la réalisatrice faisait exprès de brouiller les repères pour mieux égarer son spectateur. Comme le rêveur une fois réveillé, ce dernier se retrouve à devoir recoller les morceaux qu’on consent à lui donner. À interroger chaque regard, chaque geste, chaque silence, comme s’il était porteur d’une signification profonde.

Rarement aura-t-on eu l’impression d’un film si profondément travaillé par son inconscient, par tout ce qui existe sans même avoir besoin d’apparaître ou d’être dit. Tout est là pourtant. Dans les regards lourds de sens et les silences de Iro/Jocaste (étonnante Agathe Bonitzer). Dans un plan subjectif, légèrement flou, qui annonce déjà les pertes terribles à venir. Dans cette distance hypnotique que prend la caméra de Schanelec pour filmer ces événements qui ne semblent rien mais contiennent tout. Dans ces plans très rapprochés sur les mains, les pieds, les regards, qui semblent suggérer que rien n’est anodin, que le moindre geste peut avoir des conséquences sur le reste de nos vies.

Animé d’une tension presque onirique à force de paraître sans objet, profondément énigmatique et déroutant, Music assume pleinement sa singularité. Avec son nouveau film, Angela Schanelec parvient à diffuser le mythe dans la trame de l’existence humaine, tout ce qui se passe entre les êtres — jusque dans les interstices même de la vie et des images, entre les mots et les silences.

Clément Massieu