Est-ce qu’on n’en a pas tous rêvé, franchement ? La vie devenue vraiment trop emmerdante, le boulot trop stressant et les gens insupportables — juste foutre le camp, se tirer, partir. Tout laisser en plan, pour aller voir ailleurs. C’est ce que décide Mathieu un beau week-end, après une semaine difficile, entre les nuits à dormir sur le canapé et les journées à gérer un chantier problématique. Sa femme Catherine veut divorcer et vendre la maison. Son patron Guy est à bout de nerfs — il n’a qu’une envie, c’est de lui confier l’entreprise et de prendre sa retraite. Cadeau empoisonné. Et puis il y a aussi Jean-Marie, le père hypocondriaque de Mathieu, persuadé que son cancer en rémission va bientôt revenir l’achever, raison pour laquelle il est en train de construire son propre cercueil dans le garage : ce sera toujours ça de fait.

Un beau jour donc, Mathieu s’éclipse. Comme ça sans crier gare. La petite épiphanie a lieu dans le jardin, alors même qu’il était occupé à tondre la pelouse. On n’en dira pas plus, mais la scène en elle-même montre bien à quel point le réalisateur François Pirot n’est pas dupe : ce vieux fantasme du retour à la nature, ce n’est rien de plus qu’un fantasme justement, et c’est comme tel que le film va se plaire à le représenter. La forêt derrière chez Mathieu, celle dans laquelle il s’évade, est un monde stylisé, idyllique, gentiment sauvage avec ses petits oiseaux chantant et son cerf magique : il renvoie directement à l’imaginaire du conte et de la féérie, renforcé par le format carré de l’image qui rompt avec le reste du film, et donne à l’escapade sylvestre les allures d’un beau livre d’images.

Cette part de merveilleux, Ailleurs si j’y suis l’assume pleinement, et c’est aussi ce qui fait son charme. Mais son sujet n’est pas vraiment là. Ce serait plutôt de savoir quelles conséquences un acte, en apparence aussi irrationnel que celui de Mathieu, pourrait avoir sur son entourage. De voir comment cet acte viendrait tout chambouler pour de bon. Devant une décision si folle, les certitudes qu’on avait sur la meilleure manière de vivre sa vie semblent soudain plus vacillantes que jamais. Les frustrations se révèlent, aussi bien que les désirs refoulés. À nouveau, tout à l’air possible : on se sent comme pousser des ailes — capable d’improviser un voyage à l’autre bout du monde, ou bien de quitter son boulot sur un coup de tête et de partir sur la route. Or, le hic avec les situations de crise, c’est qu’elles ont cette fâcheuse tendance à mettre au jour les petites lâchetés de chacun. Sur ce point, le personnage de Stéphane (Samir Guesmi, attendrissant de couardise) est sans doute le plus exemplaire, préférant s’entêter dans son rêve de road trip plutôt que d’affronter sa compagne et de se montrer enfin honnête avec elle.

C’est peut-être le propre de tout fantasme que de finir par s’estomper. C’est aussi là que les masques tombent. Les personnages d’Ailleurs si j’y suis auraient pu paraître bien antipathiques. Les acteurs ont su les rendre merveilleusement attachants. Jean-Luc Bideau excelle en patron hystérique au bord de la dépression. Jérémie Rénier (option moustache mélancolique) est impeccable comme toujours, Suzanne Clément de même. Quant à Berroyer, c’est toujours un plaisir !

« Qu’est-ce que tu vas faire ? » demande Catherine outrée, à son mari qu’elle croit en plein délire. « Bah rien ! », répond ce dernier, avant d’ajouter quelques instants plus tard : « Moi je vais me baigner », et d’aller barboter dans l’eau. En cours de film, on se prend comme ça, nous aussi, à rêver l’existence autrement. À fantasmer une sorte de grand désistement, de grève générale de la vie telle qu’on la mène, faute de savoir la vivre mieux. À marmonner d’une voix lointaine, comme Samir Guesmi : « Je suis à vous dans cinq minutes, madame… », avant de porter à nouveau notre regard au loin, sans même plus se donner la peine de faire semblant de travailler. On en a tous rêvé oui : s’en aller, tout laisser tomber, s’éclipser discrètement, en silence. Comme si la vraie vie était toujours ailleurs… Fuite en avant. Se la jouer Thelma et Louise, Pierrot le Fou, ou bien Henry David Thoreau dans le fond du jardin — portable éteint, à faire du feu en frottant des cailloux.

Et si le grand rêve d’évasion devait tourner en eau de boudin, qu’importe au fond ? Si au moment de rentrer au bercail on devait s’apercevoir que les problèmes sont toujours là, et qu’il allait bien falloir se les coltiner finalement ? L’expérience aurait au moins eu le mérite de remettre les choses à plat, de nous offrir un peu de recul pour voir la vie autrement… Et nous aura permis, au passage, d’apprendre le langage des oiseaux.

Clément Massieu