C’est avec plaisir qu’on retrouve Stella, quatorze ans après le film éponyme de Sylvie Verheyde.  Mais bien sûr nous sommes au cinéma, et au cinéma le temps ne passe pas comme ailleurs. 1985 : c’est l’été, Stella n’a plus 11 mais 17 ans. On la retrouve à dos de scooter, accrochée à un petit ami italien dont elle ne parle pas la langue. Stella s’en fout : les mots, c’est toujours pareil, elle s’en passerait volontiers. Comme de l’école, des parents qui se séparent et du reste. Mais les vacances ont une fin : la rentrée arrive, imminente. Qui plus est, c’est l’année du bac. Le truc, c’est que ça aussi, elle s’en fout.

Succédant à la petite Léora Barbara, c’est maintenant Flavie Delangle qui reprend le rôle de Stella, de même que Marina Foïs succède à Karole Rocher dans le rôle de sa mère. Changement d’époque, changement de visages. Au seuil de l’âge adulte, Stella s’interroge, fumant des clopes, les pensées déferlant dans sa tête pour notre plus grand plaisir. Car une chose au moins n’a pas changé : si Stella a toujours des difficultés à communiquer ses sentiments aux autres, elle continue de nous en parler beaucoup, à nous spectateurs, sa voix commentant toujours en off l’histoire de sa vie. Dix-sept ans, c’est l’âge des découvertes, de la mise à l’épreuve de soi. De la révolte. On ne tient plus en place, on se demande sans cesse si l’on est à sa place. Si on ne perd pas son temps : à l’école, chez soi, avec les siens. Si la vraie vie n’est pas ailleurs. Angoisse qui ronge Stella, à lui en faire tourner la tête. Un poète l’a dit, il y a longtemps, et ça n’a jamais cessé d’être vrai : on n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

Le film de 2008 offrait au regard un monde divisé en deux. D’un côté le café, sa dimension populaire, prolétarienne, familière, tapageuse. De l’autre l’école publique, comme possibilité de s’extraire de son milieu, d’aller à la rencontre du monde et des autres. Si Stella est amoureuse semble charrier avec lui son lot de désillusions et de lassitude — l’idée de l’école comme réalisation d’un devenir, permis à tous par la République, s’étant visiblement essoufflée entre temps — il n’en devient que plus urgent de trouver d’autres endroits pour exister, quitte à décevoir les attentes des autres. Il suffira d’une virée aux Bains Douches avec une copine pour que quelque chose apparaisse à Stella, comme une évidence : la vie nocturne, sa faune et son langage propre, comme le lieu d’une utopie nouvelle, où une autre forme de communication serait possible. Celle des corps en mouvement et en musique. De la danse, sa sensualité parfois sauvage. Des sentiments qui se passent de mots mais pas de regards, regards qu’on s’échange de loin, se jaugeant avant d’oser s’approcher sur la piste.

Épicentres du film, lieux de polarisation et de suspension du temps, les séquences de boîtes de nuit sont particulièrement enivrantes. La caméra attentive de Sylvie Verheyde a l’intelligence de les faire durer suffisamment longtemps pour qu’on y évolue à notre aise : on est avec Stella, au milieu des corps qui se déhanchent avec grâce dans les lumières colorées. On est avec Stella quand elle toise de loin, intriguée, ces créatures hyperlookées qui semblent vivre hors du monde et ne se soucier de rien. Surtout, on est avec Stella quand elle tombe, petit à petit, amoureuse d’André, danseur musculeux et charismatique autour duquel tourne tout ce beau monde, les yeux braqués sur lui.

Loin de la reconstitution nostalgisante, la réalisatrice invoque l’époque par ce qui en émerge de plus saillant : sa musique, sa vitalité, son énergie, sa mode. Le soin que mettent ces jeunes filles à s’apprêter pour sortir est filmé avec un plaisir et une tendresse tels qu’il est évident que l’auteure puise dans un vécu personnel, dans des souvenirs si chargés d’affects qu’il nous semble, à nous aussi, voir quelque chose de notre propre vie qui se rejoue à l’écran. Les jeunes comédiennes, Stella et ses amies, sont d’un naturel confondant. Du côté des parents, Marine Foïs est plus que convaincante en mère délaissée mais coriace, dont la verve fait souvent mouche. Quant à Benjamin Biolay, qu’on en avait marre de voir jouer les grands bourgeois ténébreux, il excelle en vieux séducteur fatigué, s’endormant sur le fauteuil du salon en plein jour.

Stella est amoureuse, et elle n’a qu’une chose en tête : les Bains Douches. André. Le reste peut aller se faire foutre. Pourtant il faut bien se parler un jour ou l’autre. Il est intéressant de voir comment, dès lors que les mots se retrouvent en jeu, Stella est immanquablement renvoyée à son milieu social. Comment la question de la culture par exemple, au tournant d’une conversation, s’élève soudain comme un mur, séparant ceux qui savent de ceux qui n’ont pas la chance de connaître. (« C’est qui Plock ? » demande Stella, qui ne sait pas qui est Jackson Pollock.) Si les nuits parisiennes finissent aussi par apporter leur lot de désillusions, Stella n’en a pas moins entrevu la possibilité de quelque chose qui s’offre à elle. Quelque chose qui ne dit pas encore son nom, mais où la création artistique comme forme d’expression de soi et des émotions pourrait jouer un rôle majeur.

Sylvie Verheyde a l’élégance de laisser ces questions en suspens, comme des intuitions sur le point d’éclore en une prise de conscience encore à venir. Et la boucle de l’adolescence de se boucler joliment sous le soleil de l’Italie retrouvée, des amours de vacances et des soucis mis de côté. En attendant le prochain grand chambardement.

Clément Massieu