« Ça enregistre le son, votre appareil ? » demande l’impératrice au jeune homme qui veut la filmer. Il aura fallu la séduire pour en arriver là. La flatter, pour qu’elle accepte de poser devant la caméra. C’est qu’elle n’aime pas beaucoup qu’on la photographie. Une photo, ce n’est pas objectif, contrairement à ce qu’on voudrait croire. Une photo, ce n’est jamais fidèle : ça vous trahi. Or, tout le monde le sait : « l’essentiel est de laisser une belle image. »

Ironie ou résignation de la part de celle qu’on a choisi pour représenter le royaume ? C’est bien autour d'une obsession centrale, celle pour la beauté et l’éternelle jeunesse, que tourne Corsage, décrivant sans complaisance le rituel quotidien, fait de privations et autres joyeusetés hygiénistes, auquel s’astreint Elisabeth d’Autriche. Exercices d’apnée dans le bain, contrôle systématique du poids et de la nourriture, corsetage vigoureux et gymnastique intensive, autant de détails historiques avérés dans lesquels la réalisatrice va puiser pour dresser le portrait de son personnage, loin de la version kitsch immortalisée par Romy Schneider, dans la trilogie Sissi d’Ernst Marischka.

Que le portrait soit fidèle ou pas, peu importe. Le biopic n’est pas ce qui intéresse Marie Kreutzer. La vraie question que pose son film, c’est celle de la représentation. Comment représenter la femme derrière l’idéal qu’on a posé sur elle et qui l’écrase ? Comment donner à voir celle à qui on a de toute façon déjà volé l’image ? Peut-être, d’abord, en retournant l’idéal sur lui-même. La réalisatrice sattache ainsi à explorer les conditions de lidéalisation, à en dévoiler les coutures, tout ce que cela implique de pas ragoutant. Anorexie, neurasthénie, dépression : il s’en faut de peu pour que Corsage ne s’apparente à une galerie de symptômes, façon Portrait de l’impératrice en malade mentale. Sissi est trop pâle, Sissi est trop maigre. Sissi a l’air d’un fantôme. Tout le monde s’inquiète pour elle. « Elle me fout la frousse », dira l’une de ses servantes. On ne jurait que par sa beauté. Voilà qu’elle a 40 ans. L’âge à partir duquel on se fane… C’est du moins ce qu’elle ne cesse de se répéter.

Ce n’est pas seulement une hantise de femme. C’est celle de la société tout entière, d’hier comme d’aujourd’hui. Société d’hommes pour qui les femmes sont avant tout des trophées, des signes extérieurs de richesse et de prestige. Mais l’impératrice est trop indomptable pour ça. Son esprit de sale gosse : voilà ce qui la sauve. Son indocilité fondamentale. Le fait qu’elle soit incapable de se plier totalement aux convenances. Qu’elle fasse la gueule aux convives et fume ses clopes pendant les repas, avant de se lever et de quitter la table, en faisant un doigt à tout le monde. A-t-elle vraiment fait ça, l’impératrice, la vraie ? Là n’est pas la question. L’idée de Marie Kreutzer, et de son actrice Vicky Krieps tout autant, c’est bien d’offrir à Sissi un autre type de majesté. Le geste rappelle celui de Sofia Coppola, lorsqu’elle imaginait la vie de Marie-Antoinette, dans son film éponyme de 2006. Sissi comme une éternelle adolescente, capricieuse et narcissique. Sissi comme une sorte de rock star, quand elle monte les marches du palais, au ralenti et en musique. Sissi comme une diva insaisissable, ambiguë, volontiers tyrannique. Sissi la princesse légère (du titre d’un livre pour enfants qu’elle feuillette lors d’un voyage en carrosse). Sissi la figure pop et moderne. Jamais aimable, jamais lisse. Toujours complexe. Et, de grâce, surtout pas convenable !

Oui, c’est une belle idée que recèle cette scène, celle où l’impératrice accepte de se laisser filmer par un appareil pré-cinématographe (celui de l’inventeur Louis Le Prince, interprété par Finnegan Oldfield). Le cinéma comme moyen d’offrir aux morts un peu de la liberté qui leur a été enlevée. De leur redonner, si ce n’est « une belle image », du moins quelques images, pour exprimer leur colère. Pour hurler, même muettement, leur frustration, mais aussi leur joie, leurs désirs, leur folie. C’est finalement en abandonnant l’idéal, celui auquel elle avait tenté si désespérément de coller, qu’Elisabeth trouvera une forme d’affranchissement, ambigu encore une fois. Une forme de liberté paradoxale, par l’effacement, un effacement progressif dont le film retrace patiemment les étapes. Ainsi, dans sa dernière partie, la femme semble reprendre vie, le fantôme retrouver des couleurs.

Et Vicky Krieps de s’affirmer comme l’une des plus grandes actrices du moment.

Clément Massieu