« Le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. Et pourquoi ça les concerne, parce que : dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. À savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Et que les autres rêvent, c’est très dangereux. Et que le rêve est une terrible volonté de puissance. Et que chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille… même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. »

Commençons par-là, par la voix d’abord, reconnaissable entre mille, celle de Gilles Deleuze qui parle. Par cette voix donc, et par ces mots, tirés d’une conférence devenue culte donnée par le philosophe à la fin des années 80, et que le très beau nouveau film de Bertrand Bonello nous donne à entendre. Ces mots autour desquels il tourne, comme en orbite, qu’il prolonge et qu’il teste, comme on testerait une hypothèse, pour la mettre à l’épreuve du réel. Ou mieux encore : pour mettre par elle le réel à l’épreuve.

Oui, il est beaucoup question de voix dans Coma. Voix enregistrées, qui nous parviennent comme des messages d’un autre monde, séparé de nous par des écrans-murs dont on se plaît à croire qu’ils nous protègent. Voix lointaines qui nous guident, dont on aimerait croire qu’elles nous guident, qu’elles nous montrent la direction à prendre, quand on ne sait plus y voir clair. Voix qui se chevauchent, qui finissent par se mélanger en un brouhaha infernal et continu, impossible à faire cesser. Voix familières, d’acteurs et d’actrices célèbres (Casta, Ulliel, Lacoste, Demoustier, Garrel) mais dont le corps a été remplacé par des poupées. Voix de tueurs en série qu’on écoute en boucle, comme si derrière le sordide des confessions il existait quelque chose qui puisse encore nous aider à comprendre ce qui nous est arrivé. Surtout, la voix d’une étrange youtubeuse du nom de Patricia Coma (parfaite Julia Faure), dont une adolescente suit fidèlement les vidéos. Car Coma, c’est avant tout le récit d’un confinement : celui d’une jeune fille qui, comme le reste du monde, ne peut plus sortir de chez elle parce que dehors, les choses ne tournent plus rond. Ça vous rappelle quelque chose ? Tourné en 12 jours, et pensé comme le prolongement d’un court-métrage réalisé au cœur de la pandémie, le film de Bonello raconte donc l’histoire d’un enfermement, d’une aliénation, d’un rêve dont on ne sait plus bien s’il est le nôtre ou celui d’un autre, celui de plusieurs autres peut-être ? Un rêve dont on aurait peu à peu perdu le contrôle : le rêve d’un monde en roue libre, duquel on ne sait plus comment sortir.

Comment continuer d’habiter le monde quand c’est devenu impossible ? Cette question que se pose le cinéaste, et à laquelle il tente, à sa manière étrange, poétique, protéiforme, et pop, de répondre, c’est celle que nous sommes nombreux à nous poser. Et en particulier les plus jeunes générations, d’ailleurs au cœur de tous les films de Bonello depuis le trop mal compris Nocturama. Ces jeunes générations auxquelles tout a été pris, à commencer par leurs mots (« les mots sortaient de ma bouche mais c’est pas moi qui parlait », entendra-t-on dans le film), et par eux, leur espoir. Ces jeunes générations auxquelles on a seriné, dès la naissance, que le monde dans lequel elles ont vu le jour allait de toute façon bientôt s’écrouler, quoi qu’on fasse. Ces générations nées trop tard, et condamnées, semble-t-il, à regarder la catastrophe venir, sans pouvoir rien y changer.

« Notre survie dépend aujourd’hui de notre capacité à nous mentir à nous-même », lâche tranquillement Patricia Coma. Mais qui est-elle vraiment : pédagogue ou manipulatrice, guide ou gourou, brutalement honnête ou totalement cynique ? Derrière l’ambiguïté de ses paroles, quelque chose semble néanmoins se dessiner, de vidéo en vidéo : comme la possibilité d’un autre lieu, dangereux, hostile certes, mais néanmoins tangible, aussi complexe et dense que la forêt dantesque, et dans lequel l’adolescente, par un pouvoir étrange visiblement stimulé par la youtubeuse, semble capable de se projeter, disparaissant ainsi des radars.

Malgré son humour et son aspect ludique, Coma fait froid dans le dos. Il n’en est pas moins porteur d’un espoir fou, et cet espoir c’est justement dans les nouvelles générations que Bonello le place, et dans la nécessité de se défaire de la cacophonie ambiante, ce « rêve de l’autre » infernal et dévorant dont parle Deleuze. Dans la possibilité d’un espace blanc à remplir, d’un territoire nouveau non encore exploré : cet espace dans les marges du réel, ces limbes dont le film parvient à s’approcher peu à peu, et dans lesquelles réside peut-être la véritable liberté. Celle qu’on ne peut obtenir qu’à condition d’y risquer sa peau.

Clément Massieu