À croire qu’il ne travaille jamais. Dans son costume blanc, ses lunettes bleues sur le nez, ce Haut-Commissaire-là a plutôt l’air d’un escroc que d’un représentant de l’État. (Après tout, l’un n’empêche pas l’autre…) Nulle part chez lui mais à l’aise partout, De Roller ressemble à un éternel touriste. On l’attendait dans d’élégants bureaux, serrant la main de notables lors de réunions officielles. On le trouvera plus volontiers dans les night clubs et sur les balcons d’hôtel, badinant avec les danseurs, les patrons de bar, la population locale et les voyageurs internationaux.

Incarné par un Benoît Magimel en état de grâce, De Roller dégage une impression d’ambivalence et de mystère, à l’image du film lui-même. Que fait-il au fond, et surtout que sait-il ? À quel point maîtrise-t-il réellement son environnement ? Et s’il ne faisait que brasser de l’air ? Et puis c’est quoi au juste, cette histoire de sous-marin et d’essais nucléaires ? Rumeur absurde pour le Haut-Commissaire, d’autant que si elle était fondée, il le saurait… non ? La trame aurait pu fournir un honnête thriller politique ou d’espionnage. Infatigable expérimentateur de formes et d’images, le cinéaste catalan livre à la place une œuvre trouble mais d’une beauté folle, où la temporalité semble distendue et où l’ambiguïté est reine.

Tout est flou dans Pacifiction, à commencer par son intrigue et ses enjeux, qui ne font d’ailleurs que s’obscurcir à mesure que le temps passe. À une époque où les films tendent à être de plus en plus lisses et explicatifs, Serra provoque son spectateur avec un geste d’une grande radicalité, lui offrant un objet cinématographique à la bizarrerie souvent déroutante, qui ne révèle jamais les secrets qu’il renferme.

Car la grande réussite de Pacifiction, ce qui le rend si troublant, c’est qu’il ne se contente pas d’exposer ses enjeux sur un mode purement narratif, mais qu’il les absorbe littéralement, au point d’en faire la véritable matière de ses images. La paranoïa infuse ainsi chaque plan du film. On la sent partout, dès l’ouverture : discrète d’abord, comme un sentiment d’étrangeté vague, difficile à cerner. Puis de plus en plus sensible à mesure que l’histoire progresse. Longtemps, très longtemps, on ne saura pas vraiment si les craintes de De Roller sont justifiées : si la menace est réelle ou s’il délire, si sa hiérarchie a vraiment choisi de l’évincer ou si tout est dans sa tête. Si son monde s’apprête véritablement à imploser.

Il est rare qu’un film produise cette impression, si étrange, de dissimuler des mystères invisibles à l’œil nu, mais dont la présence est palpable dans chacune de ses images. Des images dont la beauté tranquille, presque placide, finit par se muer en franche hostilité. Comme le sous-marin dont tout le monde parle mais qu’on n’est jamais vraiment sûr d’avoir vu, le secret de Pacifiction se cache dans ses profondeurs, hors d’atteinte. Avec ses jumelles, De Roller aura beau scruter la surface de l’océan, les vérités enfouies n’en remonteront pas plus vite à la surface.

Dans une scène tardive, le Haut-Commissaire — visiblement las de tout ce micmac — compare la politique à une boîte de nuit dans laquelle on s’ébat vainement, convaincus d’être les maîtres du monde, sans la moindre conscience de ce qui se passe là-dehors. La seule solution serait de rallumer toutes les lumières, pour mettre au grand jour les peaux flasques, les vieux corps fatigués, la déchéance en cours — tout ce qu’on essaie de dissimuler dans l’ombre. Constat amer et ultime éclair de lucidité pour un fonctionnaire de l’État revenu de tout, embourbé dans un somptueux labyrinthe aux allures de paradis artificiel. S’ensuivra une énième scène de night club à la langueur déliquescente, comme un rêve qui aurait depuis longtemps viré au cauchemar. Et si le paradis, depuis le début, n’avait été qu’un enfer de plus ?

Le nouveau film d’Albert Serra n’est pas à mettre devant tous les yeux. Long, lent, touffu et cérébral, il requiert ni plus ni moins qu’un abandon total. On y évoluera dans un monde interlope, peuplé de personnages à l’identité trouble et aux intentions pour le moins douteuses. On s’y perdra comme son personnage, qu’on accompagnera jusqu’au bout de sa déroute. Ni pamphlet politique, ni charge anti-nucléaire, Pacifiction n’éclaircit rien, n’explique rien. Voyage sensoriel hallucinant, il n’est au bout du compte qu’un pur fantasme de cinéma.

Clément Massieu