Après un long séjour aux États-Unis, Sangok, actrice vieillissante disparue des écrans, retourne en Corée voir sa sœur et son neveu. Le temps d’une journée, elle visite les lieux de son passé, en attendant son rendez-vous avec Jaewon, un célèbre réalisateur qui souhaite l’engager dans son nouveau film…

Il y a une étrange prière, mi-mantra mi-bénédiction, qui parcourt le nouveau film de Hong Sangsoo. Prononcée doucement en voix-off — la voix de Sangok, personnage principal — elle commence au réveil de cette dernière sur le canapé du salon, dans la lumière matinale. Quelque chose comme une célébration de l’instant présent, et la possibilité de l’apprécier pour ce qu’il est, déchargé du passé et de ses lourdeurs, libéré de l’avenir, de ses craintes. Véritable leitmotiv qui n’est pas loin de résumer l’œuvre entière de son auteur, et fait de Juste sous vos yeux un appel à voir et recevoir l’instant comme un cadeau : le seul paradis possible.

Hong Sangsoo écrit ses films au jour le jour, selon les humeurs, les gens, les idées qui vont et viennent, la météo. Lintrigue y est souvent ténue. C’est que l’intérêt est ailleurs. Le hasard et l’inspiration du moment sont partie prenante du processus : ils semblent tout dicter. Juste sous vos yeux est ainsi une longue déambulation, mi-flâneuse, mi-inquiète, vers une mystérieuse rencontre à l’issue incertaine. Interprétée par l’excellente Lee Hyeyoung, Sangok semble se mouvoir dans un autre espace-temps. À la fois grave et légère, elle habite quasiment chaque plan du film, se promenant dans ces lieux chargés du poids de la mémoire et des souvenirs, cherchant à s’en défaire. Plus tôt le matin, sa sœur refusait de lui raconter le rêve qu’elle avait fait, prétendant qu’il est mauvais de raconter ses rêves avant midi, surtout les bons. De même Sangok ne fait que passer de lieu en lieu et de rencontre en rencontre, porteuse d’un secret qu’elle garde au fond d’elle-même, vers le rendez-vous final, prenant tout son temps. Parce que la vie est déjà un rêve, et qu’il est mauvais de vouloir le raconter trop vite.

En se contentant de montrer sans jamais démontrer, Hong Sangsoo livre une précieuse leçon de regard et de cinéma. Dans un dialogue avec sa sœur, le personnage de Songok révèle qu’elle souffre d’acrophobie : elle a peur des hauteurs. « Ça doit être terrible ! » s’écrie la sœur. « Non, j’évite juste de m’approcher des fenêtres. » Ainsi, elle ne regarde jamais le monde de haut, mais toujours à hauteur des choses, pour mieux les prendre telles qu’elles sont. Et de même le cinéaste, qui filme systématiquement à hauteur de personnages, comme s’il prenait simplement plaisir à évoluer parmi eux.

La rencontre avec le réalisateur aura finalement lieu : arrosée d’alcool chinois, elle amènera chacun à se livrer, le cinéaste sur les raisons qui le poussent à vouloir engager l’actrice, et elle sur celles qui la retiennent d’accepter l’offre. L’occasion pour Sangok de révéler sa manière de voir les choses : « Je crois que le paradis est devant nos visages », et la bénédiction qui pour elle constitue chaque instant de la vie. Il est alors ironique de voir Jaewon incapable d’une telle ouverture, ce qui ne l’empêchera pas de promettre avec effusion de tourner quelques scènes avec l’actrice dès le lendemain. On n’oubliera pas de sitôt le rire de Sangok quand elle écoutera le message penaud et pathétique que lui aura laissé le cinéaste, ayant dessoûlé entre temps. Ce rire nous en dit long, et résume magnifiquement son personnage, dont le film s’attache à rendre la vision du monde et son approche des êtres et des choses. Pour Hong Sangsoo, le cinéma est définitivement l’exercice du regard.

Clément Massieu