Au début des années 1990, Jon Jost, cinéaste américain indépendant, propose avec son film All the Vermeers in New York une œuvre à mi-chemin entre les formes traditionnelles et expérimentales du cinéma. Si l’histoire, au premier abord ne raconte pas grand-chose, il en ressort une grâce énigmatique et une étrange fascination, qui interroge encore, une fois le film terminé.

Jon Jost place sa caméra au cœur du monde artistique de Manhattan, présenté comme triste, superficiel et égoïste. L’art et l’argent ne font plus qu’un dans ces galeries aux couloirs souvent vides, et rien ne sépare vraiment les artistes désabusés des traders excédés de Wall Street. L’histoire de All the Vermeers in New York est celle d’une rencontre entre ces mondes, mais aussi celle entre Anna (Emmanuelle Chaulet), une jeune actrice française qui semble tout droit sortie d’un tableau de Vermeer, et Mark (Stephen Lack), trader mélancolique et blasé, qui tente d’échapper à la douleur et à la morosité de son quotidien en trouvant refuge dans l’art. Habitué du Metropolitan Museum, le voici qui suit Anna parmi les peintures de Vermeer pour finalement lui glisser un petit mot dans la main, l’invitant à sortir.

Plusieurs rencontres suivront, lui tombe amoureux, elle ne prend pas cela au sérieux. Leur relation est très superficielle et ne mène nulle part, aucune complicité réelle ne parvient à se créer. Mark est dégoûté de la société contemporaine à laquelle pourtant il participe pleinement.  En haut du World Trade Center, alors qu’Anna semble s’émerveiller de la vue, il lui confie son malaise : « Je déteste être ici. C’est comme être mort ». Les illusions de la décennie précédente ont été remplacées par la corruption, à la fois du corps social et de l’esprit individuel.

La critique implicite et juste du monde contemporain se fait ainsi dans une composition finement orchestrée. Le réalisateur est aussi le scénariste et le directeur de la photographie du film, et l’équipe technique est très réduite, avec un assistant caméraman et un preneur de son. Il en ressort une esthétique soignée, notamment grâce à l’utilisation du 35mm et à une mise en scène inhabituelle et assumée. Lorsque les personnages dialoguent, la caméra est toujours fixe et ne tient pas à accompagner la parole. Au contraire, elle continue de filmer l’espace même lorsque le cadre est vidé de son personnage, reléguant la parole en hors-champ, ou laissant toute sa place au silence. L’image a alors une temporalité singulière et marque une pause dans la narration, pour inscrire la contemplation du spectateur dans la durée. Il s’agit surtout de donner une idée, de créer une atmosphère et de jouer avec l’attente, comme lorsque Jon Jost filme Mark dans la salle des marchés, où règne le chaos et le bruit. Techniquement, les plans sont sobres, avec peu de travellings, et le montage est serré, contrastant avec la lenteur de la visite du musée, où Anna disparaîtrait presque dans un tableau de Vermeer à force de le regarder.

Aussi, le réalisateur cherche surtout à créer une expérience visuelle plutôt qu’une histoire, même s’il respecte l’ordre chronologique traditionnel d’un film narratif. Cependant, son film n’a rien de conventionnel, il couvre des éléments qui n’ont parfois pas beaucoup de rapports entre eux mais qui donnent un caractère vrai, comme cette scène au début du film dans le bureau de la patronne de la galerie d’art, où un artiste survolté vient réclamer une somme d’argent faramineuse. Plus le film avance, plus il se fait mystérieux et semble totalement reposer sur l’improvisation. Son rythme très lent interroge dans le temps, vient interrompre les attentes et jouer avec la sensibilité du spectateur, engendrant un effet à la fois amusant et provocateur.

Avec All the Vermeers in New York, Jon Jost s’intéresse à dresser le portrait d’un monde indifférent, où même l’art ne répond plus à une démarche créatrice et humaniste. Le spectateur, tout comme les personnages, se retrouve dans une impasse, mais le film reste en mémoire et surprend totalement par sa fin.

Camille Villemin