Il y a quinze ans,  Amélie Nothomb écrivait Acide Sulfurique, un roman de 193 pages dépeignant une réalité alternative dans laquelle la société toujours plus avide de spectacle aurait recréé, sous forme de téléréalité, des camps d'exterminations semblables à ceux de la seconde guerre mondiale. Le livre suivait une jeune femme raflée au hasard dans la rue, Pannonique, renommée CKZ114, enfermée dans ce camp et tâchant, telle Antigone, de mourir libre face à la folie des hommes. Dans cette dystopie poussée à l'extrême, tous critiquent le cynisme de l'émission faisant de la mort un spectacle tandis que tous regardent et que tous votent par SMS pour choisir qui doit mourir et qui doit être sauvé. Questionnée devant un parterre d'étudiants sur la possibilité qu'un jour la téléréalité, qui explosait alors, pourrait en arriver à une telle cruauté, l'écrivaine répondait que cela n'arriveraient probablement jamais puisque la science-fiction détient le pouvoir d'imaginer le pire et que le pire n'étant jamais prévisible par définition, le simple fait de l'écrire l'empêcherait de se réaliser.

Amélie Nothomb se trompait.

En Iran, il existe une émission similaire qui fait scandale chez les intellectuels du pays et dont le réalisateur iranien Massoud Bakhshi a décidé de s'inspirer pour son dernier film Yalda, la nuit du pardon. La forme diffère du livre d'Amélie Nothomb, il ne s'agit pas de filmer des camps de la mort mais de mettre face à face sur un plateau un "criminel" condamné à mort et sa "victime" qui peut choisir de lui pardonner ou non, en prime time. L'émission alterne témoignage des deux parties, reportages et chanteurs à la mode tandis que l'audimat est invité à voter par SMS pour donner son avis, à savoir si le criminel mérite ou non le pardon. Les spectateurs ne sont pas les décisionnaires direct mais si le nombre de votants est suffisant, le "prix du sang" est versé par la production à la victime, si elle choisit de gracier le "coupable". Il existe en effet en Islam une loi qui permet à la famille d'une victime de meurtre de pardonner au coupable si celui-ci a été condamné par le tribunal. La religion pousse à faire preuve de bonté mais la décision reste dans les mains de l'offensé. S'il est pardonné, le coupable doit alors s'acquitter d'une somme compensatoire "le prix du sang" déterminé par les lois. Certains producteurs ont donc vu là le parfait potentiel d'émission de téléréalité dans laquelle la pression de la caméra et de l'audimat pousserait des victimes à pardonner.

Yalda, la nuit du pardon reprend donc le concept de l'émission, et nous fait suivre le temps d'un huis-clos la réalisation fictive d'un prime dans lequel Yalda, 22 ans, ayant tué accidentellement son mari Nasser, 65 ans, est confrontée à Mona, la fille de celui-ci. Le film débute lorsque Yalda arrive sur le plateau flanquée d'officiers de police et se termine lorsque le verdict est donné. Sans contexte, on ne comprend pas tout de suite ce qui se trame puis la réalité de la situation s'éclaire petit à petit. Nous voyons l'ironie du plateau de télévision, nous voyons les coulisses, les doutes sur les visages, combien le présentateur est certain de faire le bien et de sauver des vies et combien sa productrice est obnubilée par l'audimat. Le pardon n'est jamais garanti mais l'audimat aime les histoires qui se terminent bien à condition de frissonner un peu. La mort fait vendre.

Le génie du film, c'est qu'il nous met nous, spectateurs de cinéma, à la place du spectateur de télévision iranien. Certes, nous voyons les coulisses de l'émission, mais nous voyons aussi l'émission elle-même et le spectacle nous captive. Impossible de décrocher. Le suspense nous garde autant qu'il nous culpabilise. Le film, bien que présentant une émission fictive, nous renseigne sur une réalité cynique et nous pousse à questionner notre propre morale. Tout le dilemme réside dans le fait qu'aussi intolérable soit-elle, l'émission sauve des vies. Que ferions-nous nous même ? Voterions-nous afin d'accroître la pression sur la victime, pour qu'elle pardonne, conscients d'entériner un système immoral ? Au contraire, nous en laverions nous les mains en ne regardant pas, en refusant le spectacle indigne, mais par voie de conséquence, en ne participant pas à sauver la victime d'une loi particulièrement sévère ? La réponse n'est pas si évidente même s'il faut savoir qu'il existe en Iran de nombreuses associations qui tentent de venir en aide aux condamnés en collectant le prix du sang et en essayant d'obtenir le pardon pour sauver des vies. L'Iran a finalement tranché, l'émission amorale n'existe plus. La peine de mort, sujette à débat, est toujours maintenue.

Un film à ne pas rater.

Gwenaël Germain