La résistance de la singularité face aux forces de l’uniformisation est l’un des fils rouges de l’œuvre de Guillermo del Toro. Il n’y déroge pas avec ce nouveau cru, qui nous conte l’histoire d’amour unissant une femme de ménage muette, Elisa (Sally Hawkins), et un humanoïde amphibie que s’arrachent les puissances américaines et soviétiques en pleine guerre froide (Doug Jones). Pour mettre en couleurs le cheminement de l’exclusion à la reconnaissance de ces deux marginaux, le réalisateur mexicain choisit très symboliquement comme dominante la couleur que les comédiens ont longtemps tenu à distance des plateaux de théâtre, et les cinéastes des affiches de films, par superstition puis par convention. Ainsi, à défaut d’avoir « la forme de l’eau », sa dernière fantaisie en a néanmoins le ton : le vert aqueux est omniprésent, mis en valeur par la photographie de Dan Lautsen, léchée à faire pâlir de jalousie Darius Khondji, le brillant chef op de Minuit à Paris, The lost city of Z ou encore inoubliablement du Fabuleux destin d’Amélie Poulain.

   L’esthétique chromatique n’est d’ailleurs pas la seule à faire penser à l’univers de Jean-Pierre Jeunet. Dans une Baltimore d’après-guerre hyper stylisée, del Toro déroule en effet son intrigue à la confluence du satirique et du fantastique, et parsème son film des cocasseries les plus diverses, n’hésitant pas à recourir à toute la palette des formes d’humour, de la plus prétendument noble à la plus triviale. Là où certains formalistes maniaques signent des œuvres d’une magnificence à couper le souffle, mais d’une pauvreté émotionnelle presque proportionnellement suffocante (Denis Villeneuve, au hasard), del Toro tire lui aussi au cordeau ses décors et ses cadres, mais désamorce tout esprit de sérieux en y logeant systématiquement un détail insolite ou un objet vintage, clin d’œil aux nostalgiques de tout poil. L’environnement de son héroïne est une caverne d’Ali Baba (sise sur un cinéma, s’il-vous-plaît), et elle-même respire le romantisme suranné. Là où dans le monde d’Amélie la principale affaire était de voir sans être vu, dans celui d’Elisa il s’agit de communiquer sans être entendu. Quelle thématique plus « parlante » pour un amoureux du pur langage visuel ?

   Extraits de films, personnage de peintre rendu obsolète par l’essor de la photographie (Richard Jenkins)… Guillermo del Toro utilise de nombreuses mises en abîme pour évoquer sa nostalgie de l’âge d’or du cinéma, des films dans lesquels l’émotion prévalait encore, sans s'embourber pour autant dans les passions tristes. Par un ultime exercice d’autodérision, le perspicace réalisateur mexicain ironise sur la capacité des professionnels de l’image à surfer, paradoxe à part, sur l’ultramoderne conservatisme. Comme l’ont fort bien compris avant lui McDonalds et les écologistes, La forme de l’eau entre en effet en parfaite résonnance avec la tendance idéologique de notre siècle : « le vert, c’est l’avenir » !

F.L.