Ce film est né d’une lutte perdue. En 2005, Sophie Metrich et Julien Milanesi se sont battus contre l’extension de l’autoroute A65 avec un tronçon Langon-Pau. Toutes les recherches qu’ils ont menées pour bâtir un argumentaire solide leur ont assuré une véritable contre-expertise. Pour faire partager ce savoir tout en l’élargissant, ils ont mené l’enquête sur d’autres projets d’agrandissement superfétatoire du réseau de transport français : les lignes à grande vitesse (LGV) et l’emblématique aéroport Notre-Dame-des-Landes. Le problème est toujours le même. Les élus, déconnectés des populations (quand ils ne sont pas directement corrompus), s’acharnent à défendre des projets tels qu’ils ont été pensés par des schémas directeurs des dizaines d’années en arrière ! L’existence déterminant la conscience, quand on les interroge sur l’intérêt général du projet qu’ils défendent, les députés prennent spontanément en exemple leur besoin de se rendre plusieurs fois par mois en réunion à Paris, révélant le fossé qui les sépare de ceux qu’ils sont censés représenter et par là même leur politique de caste. Sans même parler de la progression de la conscience écologique ou du déni qu’ils font en considérant que l’espace rural est vide, un calcul utilitariste rapide leur permettrait de constater que l’argent qu’ils comptent investir pour le confort d’une poignée d’élites mobiles serait mieux employé à moderniser TER et RER utilisés par la majorité des travailleurs.

Pour contrer l’incompétence de leurs élus, les associations de citoyens ont engagé des experts indépendants. L’étude qui en est ressortie prouve que, quand tous les équipements nécessaires sont déjà disponibles, comme c’est le cas en France, la construction de nouvelles infrastructures de transport n’a aucun effet sur la croissance. En effet, elle n’occasionne pas de création d’activités et donc d’emplois, mais seulement leur déplacement autour des centres urbains destinés à devenir des mégapoles européennes. Malgré l’appui de ces éléments rationnels, la bataille de l’opinion n’est pas gagnée. La logique de la rentabilité imprègne l’imaginaire des contemporains pour qui l’argument de la vitesse est tout à fait valable. Le journalisme y est lui-même largement soumis. Difficile d’expliquer pourquoi la sauvegarde du triton crêté n’est pas qu’une lubie d’amoureux des batraciens en trente lignes. De plus, rares sont les rédactions qui financent des enquêtes longues pourtant nécessaires pour percer puis dévoiler pour tous le rideau d’opacité des partenariats publics-privés. Restent les militants qui consacrent leur temps libre à se repérer dans ce brouillard pour mettre le doigt sur l’anguille cachée sous la roche : les accords passés entre l’Etat et le privé (Vinci à NDDL) prévoient toujours une clause de déchéance qui fait porter le risque, en cas d’absence de rentabilité du projet, sur les épaules des collectivités. Or, puisque tous les établissements rentables qu’il était possible de construire en France existent déjà, ces paris sont toujours perdus d’avance et ne servent donc qu’à justifier fallacieusement la hausse des péages autoroutiers et des billets SNCF.

Le documentaire de Sophie Metrich et Julien Milanesi a l’immense mérite de dévoiler les mécanismes communs sous-jacents à tous ces grands projets inutiles. Plus encore, en donnant la parole à leurs défenseurs comme à leurs opposants qui se revendiquent chacun d’un « intérêt général », ils nous obligent à porter un regard critique sur cette notion par trop relative. Pour eux, il y a autant d’intérêts généraux que de visions du monde qui s’affrontent, et nombre d’élus raisonnent malheureusement suivant le paradigme dépassé des trente Glorieuses. Au-delà de la densité d’informations qu’ils nous transmettent, ils ont eu la jolie idée d’entrecouper les différentes parties du film de séquences de danse pour exprimer au-delà des mots la violence faite aux populations expropriées mais aussi l’énergie et l’espoir des corps en lutte.

F.L.