En 1930, le jeune réalisateur Jean Vigo tourne son premier film, À propos de Nice, accompagné de Boris Kaufman. Il s’agit d’abord là d’un documentaire personnel qui rend compte de deux mondes : la Nice bourgeoise, forme de carte postale derrière laquelle se cache cependant une insouciante débauche, et la Nice populaire, avec ses enfants qui jouent dans les ordures, ses femmes au sourire mélancolique et ses ouvriers abîmés par la fatigue. Mais il est aussi un document précieux à grande valeur historique. La puissance visuelle du film est impressionnante, et vient plonger le spectateur dans un lieu spécifique, à un moment donné : Nice, 1930, l’entre-deux-guerres, où la menace d’un prochain malheur commence à se faire sentir, la population s’étant à peine relevée du premier.

Lorsque le jeune Vigo tourne, sa démarche est de prime abord réaliste : les prises de vues se succèdent, sans commentaire. Il se fait curieux spectateur de la ville, à la recherche d’une certaine authenticité, d’une forme de vérité, notamment grâce à la grande spontanéité qu’il emploie pour filmer la foule. Il saisit des gestes, des visages, des regards. Il manie ainsi avec l’art l’objectivité conférée par ces simples prises, à laquelle vient s’ajouter sa propre vision, subtile et ironique.

Mais le génie de Jean Vigo lui permet d’aller plus loin : proposer un point de vue, une idée politique, grâce à la simple réalité de ce qui est filmé. Son cinéma permet d’ajouter au réalisme une forte dimension sociale, attirant notamment l’attention sur la classe populaire et ouvrière et exprimant implicitement une critique acerbe des structures sociales qui sous-tendent leurs conditions misérables.

Le discours politique se lit dans le montage satirique, qui fonctionne surtout par analogies. Aux bourgeois nonchalamment assis aux terrasses des cafés de la Promenade des Anglais se succèdent des crocodiles se prélassant au soleil. De drôles de correspondances se font ainsi entre les membres de la bourgeoisie niçoise et le monde animalier. Ce montage, créatif et amusant, rend compte de la vanité de certains : une jeune femme est présentée avec des vêtements chics, à la mode, et est progressivement déshabillée, jusqu’à ce qu’elle ne porte plus rien. L’opulence est mise à nu, le monde bourgeois oisif brille d’un éclat éphémère, à l’image de ce feu d’artifice au début du film. Le spectre de la mort rode, les hôtels luxueux sont renversés dans l’image.

Le montage vient ainsi renforcer la force politique du film, notamment dans sa présentation des inégalités sociales qui se voient partout. Nice abrite deux mondes totalement opposés. Les uns s’affrontent au tennis devant des spectateurs las, les autres jouent à la pétanque, bavardent et s’amusent. Pendant que les enfants jouent dans les rues sales et étroites de la vieille ville, aux côtés d’artisans souriants et d’ouvriers partant au travail, les bourgeois se prélassent non loin de là, sur la promenade, le long de la mer.

Les scènes de la vieille ville témoignent ainsi d’une réalité bouleversante, d’une émotion brute qui vient cependant faire du quotidien un évènement poétique. Vigo sait en extraire la beauté tout en faisant une caricature du monde réel pour en dénoncer les inégalités.

À propos de Nice est un poème silencieux, un film réaliste et social qui s’offre comme un document rare et précieux sur un monde aux tristes inégalités qui n’a, on s’en rend compte, pas totalement disparu.

Camille Villemin