Le carré 35, c’est la section du cimetière à Casablanca où est enterrée Christine, la sœur du réalisateur Eric Caravaca, décédée à l’âge de trois ans, en 1963. Ce dernier ne l’a jamais connue et a découvert son existence très tard. Ses parents n’ont laissé aucune trace de cette enfant, sa mère a brûlé toutes les photographies et les films où elle apparaissait. Christine était une enfant trisomique, ce que sa mère a toujours nié, encore aujourd’hui. Eric Caravaca, avec Carré 35, veut comprendre, veut redonner vie à sa sœur, veut révéler un secret de famille et découvrir une histoire interdite, en partant d’une image manquante : sur sa tombe, sa photo a disparu, elle a été arrachée. Il entreprend donc de retrouver un fantôme, et offre avec son film intime et bouleversant un récit juste et poignant.

Son film apparaît alors comme une nécessité, un travail à la fois thérapeutique et cathartique. Qui est Christine, cette petite fille que l’on a voulu oublier et dont l’existence a été si longtemps niée ? Eric Caravaca enquête à la première personne mais semble prendre de la distance par rapport à lui-même, écartant le pathétique pour se concentrer sur son propre rôle. Il n’est jamais dans le jugement, mais il évoque, raconte et tente de comprendre ce qu’il s’est passé, dans un texte magnifique et émouvant lu en voix-off.

Grâce à un dispositif intime et parfois un peu brut, il questionne le rapport douloureux au passé, l’oubli volontaire et le refoulement, en réfléchissant toujours autour d’une absence et d’un silence. Il place ses parents face caméra, s’entretient avec eux par le biais de questions parfois très directes. Il veut aller droit au but, animé par un courage et un désir de comprendre. Sa mère, que l’on voit vieillir au fur et à mesure des entretiens, reste dans un extraordinaire déni et a toujours voulu cacher la trisomie de son enfant, refusant elle-même de l’accepter. Les films super8 qu’Eric Caravaca retrouve de ses parents lors de leur mariage apparaissent comme l’image d’un bonheur insouciant qui bientôt ne sera plus.

Le réalisateur avance pas à pas, trouve des indices pour reconstruire un souvenir et fait des hypothèses pour questionner le passé, en proie à une totale incertitude. Aussi, son film fait de l’image une force pour redonner vie, pour recréer un souvenir, mais aussi pour répondre à un devoir de mémoire. Les êtres se fixent sur les images en mouvement et reprennent existence lorsque les regards s’y posent. C’est pour cela que sa mère a tout détruit : détruit les images, c’est aussi détruire le souvenir. Mais il ne disparaît jamais vraiment, et Eric Caravaca montre ainsi la force des images et du cinéma. Il donne à sa sœur un souvenir, une mémoire, mieux encore, une reconnaissance, grâce à son obsession de l’image. Il n’exprime ni rancœur ni colère, mais veut simplement reconstruire un passé qui a été condamné à l’oubli.

Ce passé oublié, intime et personnel, résonne bien plus largement. Le récit individuel rencontre l’histoire collective. Christine est décédée un an après l’indépendance de l’Algérie, et ses parents y ont vécu quelques années, puis se sont installés au Maroc avant de ne jamais y revenir et de s’installer en France après la mort de leur fille. Eric Caravaca mêle les images intimes de famille aux images d’archives historiques. L’oubli de l’existence de Christine fait étrangement écho à l’oubli de l’histoire, l’oubli des guerres qui ont été nommées « évènements », celles de la décolonisation française en Afrique du Nord. Cette culture de l’oubli, comme refoulement de la mémoire, fait croire qu’il ne sert à rien de retourner dans le passé, qu’il est important de tourner la page, comme dans les histoires de famille.

Carré 35 est donc bien plus d’un documentaire, c’est un film intime et historique, émouvant et poignant, qui questionne le pouvoir de l’image et sa capacité à créer du souvenir. L’image photographique ou cinématographique fonctionne comme un souvenir pour lutter contre l’oubli. Le travail d’Eric Caravaca répond à un désir particulier, celui de comprendre une histoire intime et personnelle qui vient s’insérer dans une mémoire collective effacée.

Camille Villemin