En 2008, Sean Penn réalisait Into the wild d’après les écrits de Christopher McCandless, un garçon de 22 ans qui plaqua famille aimante et promesse de grandes études pour voyager seul à travers le continent américain. Le film s’est imposé comme une référence pour jeunes adultes en manque d’aventures, voyant en la descente des rapides dans le Colorado la parade suprême au schéma post bac classique que la société leur aurait imposée. Six ans plus tard, Cheryl Strayed voyait son histoire portée au grand écran dans Wild (2014), le  beau film de Jean-Marc Vallée qui retraçait l’histoire (véridique elle aussi) de cette jeune femme partie exorciser ses démons dans une randonnée solitaire de 1700 kilomètres dans l’Ouest américain.

Tout comme Sean Penn et Jean-Marc Vallée avec leur protagoniste respectif, le cinéaste autrichien Andreas Horvath a été fasciné par le destin extraordinaire de Lillian Alling dont il a eu vent en 2004. Le fait divers remonte pourtant à bien plus loin : à la fin des année 20. Une jeune russe se retrouve en rade à New-York et décide, faute de moyens, de regagner à pied son pays natal. A la différence de Christopher McCandless et Cheryl Strayed, nous ne savons presque rien du passé de Lillian Alling, ni des réelles motivations de son incroyable périple. Exempté ainsi d’un devoir de transcription stricte, Andreas Horvath a imaginé une Lillian complètement contemporaine, échouée dans l’Amérique d’aujourd’hui.

Venant du documentaire, Andreas Horvath a envisagé son premier long métrage de fiction comme un entre deux. Avec une équipe de tournage très réduite, il parcourt, découvre et filme le continent en même temps que son actrice. Lillian, personnage entièrement muet puisqu’elle ne parle pas un mot de l’anglais local, occupe la position de narrateur interne, avec laquelle Patrycja Planik, comédienne polonaise non professionnelle, pourrait se confondre. Parce que le film est long (2h10) et l’héroïne très crédible, le film invite le spectateur à se placer lui aussi dans ce rôle de narrateur. Les images -sublimes- défilent, le temps n’existe pas (mise à part la repousse des poils aux jambes de Lillian comme seul indicateur), la canicule et le gel se ressentent, la fatigue est contagieuse, l’odyssée se partage. La randonneuse solitaire sans âge ni passé parvient à s’imposer comme la figure universelle très cinégénique de l’étranger qui dérange.

Cependant, par moments, le point de vue du film est troublant. En effet, Lilian s’exclut du monde qu’elle traverse : lorsque son esseulement n’attire pas les regards accusateurs mais de la bienveillance, c’est elle qui la rejette, préférant mourir de faim et de soif que d’accepter la main tendue de l’ennemi américain. L’indifférence serait donc finalement la plus arrangeante des attitudes.

Toutefois, le film n’est pas non plus un état des lieux sinistres, et puise sa beauté dans la grâce de Patrycja Planik et des paysages qu’elle traverse. Sans véhiculer les revendications d’un Christopher McCandless ou d’une Cheryl Strayed, Lillian partage le même courage, tant inspirant pour ceux qui l’observent.

S.D.