Alain Cavalier a souvent été un spectateur de la mort. En 1972 son épouse Irène Tunc décède dans un accident de voiture ; elle est alors âgée de 37 ans. Le cinéaste lui rendait hommage en 2009 dans Irène, un film qui tentait de faire revivre la jeune femme à  travers des lieux, des objets et la lecture de journaux intimes. Avant cela, entre 1987 et 1991, il faisait le deuil métaphorique d’une génération, avec 24 portraits, à la rencontre de celles qui exercent un métier en passe d’être oublié : la fileuse, la trempeuse, la roulotteuse… Dans Être vivant et le savoir, Alain Cavalier, en son désormais habituel rôle de « filmeur » (à l’œil et la caméra fusionnés) rend un triple adieu : d’abord à son amie Anne, dont on ne verra le visage que sur une photo retrouvée par le cinéaste juste avant qu’elle décède, puis à son adaptation de Tout s’est bien passé d’Emmanuèle Bernheim, (sous la forme d’un docu-fiction façon Pater), projet mort-né suite au troisième drame, la mort de son écrivaine.

La mort d’Emmanuèle Bernheim, romancière et scénariste, paraît si aberrante qu’on penserait presque à un twist d’écriture. Dans Tout s’est bien passé, elle racontait le suicide assisté de son père devenu hémiplégique suite à un accident. Avec Alain Cavalier, elle travaillait sur une adaptation filmique du roman, où les deux amis joueraient le père et la fille. Un appel vint contrecarrer ces plans. Emmanuèle Bernheim est déclarée malade puis se consume à petit feu. Pendant ce temps Cavalier, impuissant, continue de vivre comme à son habitude, en filmant et commentant ce qu’il se donne à voir. Lui qui aimait montrer la vie (les couples dans la rues, les enfants) se met alors à composer toutes sortes de natures mortes, des courges vieillissantes aux sucreries données par Anne avant qu’elle ne meure, trônant religieusement aux côté d’un dessin et d’une bougie. Même si à 87 ans, le réalisateur se rapproche fatalement lui-même de la mort (qu’il ne nomme d’ailleurs jamais préférant les « partir », « s’en aller », « la fin »), il ne cesse jamais de célébrer la vie de son œil rieur et malicieux, se réjouissant des bêtises d’un chat, de la résurrection d’un pigeon qu’il croyait mort, et du regard bleu éternel d’Emmanuèle Bernheim. Un film testament empreint d’une grande mélancolie, sur la tristesse des morts injustes et de ceux qui restent.

Suzanne Dureau