Le Festin Nu de William S. Burroughs était considéré comme inadaptable. En effet, cette œuvre littéraire aux frontières du surréalisme, signée par un écrivain ayant exploré les paradis artificiels et qui ne se souvient même pas d'avoir écrit le livre, semblait représenter un défi impossible à mettre en image. D'abord d'un point de vue financier, en raison des décors et des créatures cités dans l'ouvrage, mais surtout parce que le roman ne possède pas de structure réellement définie en raison de l'usage, entre autres, du cut-up dans son écriture. Cette technique, initiée par Brion Gysin et largement utilisée par Burroughs, consistait à découper le texte original en fragments aléatoires qui étaient réarrangés pour produire un texte nouveau.

Lorsque David Cronenberg s'attaque au projet au début des années 90, il semble clair que le cinéaste canadien a été attiré par l'univers alternatif créé par Burroughs, ainsi que par certains passages gores de l'ouvrage qui ont dû l'inspirer, en tant qu’explorateur du body horror (genre qui expose des violations graphiques du corps humain). Pour autant, on pouvait s'interroger sur la façon dont l'esprit scientifique presque entomologiste du cinéaste s'accommoderait au classique de Burroughs.

L'approche de Cronenberg sur Le Festin Nu est à la fois simple et complexe : il signe ici autant une biographie de l'auteur qu'une adaptation de son roman. À la manière de Spider, Cronenberg met en scène un protagoniste qui a recours à l'imaginaire pour survivre à un drame personnel. Il faut savoir que, tout comme le personnage dans le film, Burroughs a accidentellement tué sa femme, un drame qui l'a poussé à quitter les États-Unis pour Tanger. C'est dans cette ville qu'il a écrit Le Festin Nu tout en laissant libre cours à sa toxicomanie.

Le film de Cronenberg doit être interprété comme une immersion dans l'esprit d'un artiste marqué par la culpabilité et une hétérosexualité qui ne correspondait pas à sa nature. Le cinéaste ne cache jamais l'origine des visions de son personnage, comme dans la scène où notre protagoniste croit avoir dans son sac une machine à écrire vivante, qui se révèle finalement être un sac poubelle rempli de seringues et de psychotropes. Mais il cherche avant tout à mettre en scène la passion créatrice nécessaire pour donner naissance à une œuvre, et son prix à payer, ici la toxicomanie.

Cronenberg ne glorifie cependant jamais le personnage principal, qui est l'incarnation à l'écran de Burroughs. Il le présente comme un être humain souvent lâche et manipulateur, qui a utilisé l'art pour survivre dans un monde qu'il n'a ni la force ni le courage d'affronter. Cette distance entre le drame humain vécu dans la vraie vie par Burroughs et sa mise en perspective avec l'univers psychédélique qu'il a créé, permet à Cronenberg de trouver le ton juste pour donner vie à un univers fantastique, multipliant les références aux orifices et à diverses formes de drogues sans jamais tomber dans le grotesque et le ridicule.

Un grand film tout simplement.

Mad Will