A l’image de son « Dédalus » de personnage, Desplechin construit un nouveau film autobiographique assez labyrinthique pour qu’on ne sache jamais à quels moments il parle de lui-même. Lecteur de Lacan, le cinéaste enchevêtre différents niveaux de récits qui mettent en scène sa vie racontée, sa vie imaginaire et sa vie symbolique. Si, parmi les nombreuses figures que l’on retrouve d’un film à l’autre, la psychanalyste manque cette fois-ci à l’appel, le film n’en constitue pas moins pour autant une tentative d’auto-analyse. Comme le titre programmatique l’annonce, le réalisateur de La vie des morts y convoque les figures qui le hantent, absentes dans sa vie, mais bien présentes dans son esprit : le Père symbolique (László Szabó), la première femme perdue (Marion Cotillard), le frère ennemi (Louis Garrel). C’est pour lui une nouvelle occasion de mettre en scène la propension qu’a l’esprit humain à laisser le désir, mais surtout son pendant noir, le regret, prendre le pas sur la réalité, l’obsession pour les images du passé empêchant de vivre un présent apaisé. Comme dans le Vertigo d’Hitchcock, la représentation idéale que l’on se fait des êtres empêche d’aimer leur incarnation, et le souvenir de la Carlotta du tableau menace l’amour pour la Sylvia (Charlotte Gainsbourg) imparfaite, un peu trop austère, mais bien vivante, elle.

Dans la vie imaginaire du cinéaste, celle qu’il inventait déjà dans ses cahiers d’enfant et dont il a fait en vieillissant la matière de ses films, il projette un moi idéal dans la figure d’un « frère rationnel » menant une palpitante vie d’espion. Dans sa vie symbolique, il peut donner la mort aux vivants à la présence étouffante, redonner vie aux morts à l’absence pesante, mettre en scène les confrontations qui n’ont pas eu lieu - grâce cathartique que le cinéma permet -, ainsi prendre sa revanche sur ses relations manquées, et pouvoir enfin s’en libérer en accordant son pardon. Dans sa vie racontée, il met en scène avec beaucoup d’auto-dérision son travail de réalisateur. Jouant avec les fantasmes du spectateur, et se masquant derrière une caricature de lui-même, il donne à voir un être instable, insomniaque, fonctionnant au quotidien grâce à la stimulation de différents narcotiques, dépassé par des colères et des enthousiasmes mal canalisés et couchant avec ses actrices.

Anti-réaliste, Desplechin met dans la bouche de ses personnages des répliques théâtrales, dignes des scénarios qu’on invente après coup quand nous vient ce qu’on aurait dû dire si on avait eu l’à propos. Pour que ces propos improbables, souvent teintés de réflexion métaphysique sur le rapport à l’Autre, sonnent, il choisit comme à son habitude des interprètes aux voix atypiques : Charlotte Gainsbourg et Marion Cotillard avec leur parler proche du murmure, Alba Rohrwacher avec son fort accent italien, et surtout László Szabó avec son timbre profond, caverneux, écorché. Grâce à eux, grâce à sa caméra ondoyante, lascive, grâce à d’habiles décors qui lui permettent de filmer ses acteurs derrière différentes formes de voiles, nul besoin d’effets spéciaux pour faire des Fantômes d’Ismaël un film de revenants dans lequel il est impossible de démêler le vrai du faux, le cauchemar de la réalité.

F.L.