Ces témoignages, s’ils n’ont pas grand-chose à voir entre eux au premier abord, sont émouvants et s’ajoutent aux vues de la ville. Jia Zhang-ke filme les artères bruyantes de Shanghai, ses passants de tous les âges, mais aussi ses rues plus calmes où la vie quotidienne rend la ville plus humaine et accueillante, ces images s’offrant alors comme de légers instants contemplatifs au sein du récit d’un peuple fragmenté. Les témoignages évoquent les évènements douloureux de ceux qui furent enfants de militants communistes tués dans les années 30-40, mais aussi des artistes ou des ouvriers soumis aux contraintes d’un régime autoritaire.

Ce roman de Shanghai polyphonique est fortement marqué par la violence, depuis les révolutions politiques des années 1930 jusqu’à aujourd’hui, en faisant du 27 mai 1949 un moment clé, celui de l’arrivée de l’armée communiste à Shanghai. Le cinéaste effectue ici un travail qui est proche de celui de l’historien. Si sa perception est guidée par sa sensibilité, il sait capter la force des détails, des anecdotes, pour donner aux évènements passés tout leur poids grâce à ces histoires individuelles, telle que celle du réalisateur Wang Toon qui a dû fuir à Taïwan avec sa famille lorsqu’il était enfant, comme des millions d’autres chinois à cette époque.

Cette déambulation d’un individu à l’autre tout au long du film rend possible le dialogue entre l’histoire collective et des trajectoires personnelles, qui viennent se mêler à l’imaginaire historique du cinéaste. À plusieurs reprises, Jia Zhang-ke filme une femme qui erre dans les rues de Shanghai, sorte de muse vêtue de blanc, à la démarche gracieuse et au regard mélancolique, jouant ici avec les frontières poreuses entre documentaire et fiction. Le portrait historique de la ville se fait élégiaque, guidé par cette femme comme esprit du passé qui le relie au présent, flânant parfois au milieu de ruines et de gravats alors que derrière elle se dressent fièrement les gratte-ciels comme symboles de la modernité et du progrès chinois. Au fur et à mesure que le film avance, Shanghai se révèle comme une ville sans cesse en mouvement, sans cesse en train d’être détruite puis reconstruite.

Le passé dialogue avec le présent, et réciproquement, tout comme le cinéma avec les souvenirs. En donnant ainsi la parole à ces nombreux individus, Jia Zhang-ke questionne le temps et mêle les époques. Il rappelle que Shanghai fut un temps le berceau du cinéma chinois, donnant la parole à Hou Hsiao-Hsien ou ajoutant les images de Lou Ye, qui filme la rivière Suzhou en 1999 dans Suzhou River. Dix ans plus tard, Jia Zhang-ke fait la même chose, témoignant grâce à ces vues portuaires de l’ouverture de la mégalopole chinoise sur le monde et de son influence sans cesse grandissante.

En faisant ainsi l’histoire d’une ville, le cinéaste fait aussi celle du cinéma, reconstituant le passé dans un hommage à la création. L’image, finement travaillée et saisissante, est ainsi le support du mélodrame de la ville en mouvement. Avec I Wish I Knew : histoires de Shanghai, Jia Zhang-ke libère la parole et fait sien le droit d’écrire l’histoire, une histoire collective marquée par des destins individuels.

Camille Villemin