Il y a des films qui agissent comme des uppercuts. Des oeuvres dont la vision marquera à jamais le spectateur qui pendant une heure trente a plongé dans un univers où la vision d'un cinéaste lui a offert un autre regard sur le monde. L'Incinérateur de cadavres n'est pas qu'un bon film. Ce serait réducteur de le limiter à ce simple qualificatif alors que c'est un chef-d’oeuvre. Son réalisateur Juraj Herz n’est pas le plus reconnu des cinéastes tchèques, n'ayant jamais été considéré comme un membre émérite de la "Nouvelle Vague" de son pays qui l’avait snobé à cause de ses études de marionnettiste.  

Pourtant, quand on regarde son oeuvre, il est l'un des plus passionnants metteurs en scène ayant oeuvré de l'autre côté du rideau de fer. Réalisateur formaliste au sens le plus noble du terme, son cinéma adopte la plupart du temps la forme d’un labyrinthe mental où le montage et la mise en scène nous plongent littéralement dans l’esprit de ses personnages comme pour l’employé modèle Kopfrkingl dans L'Incinérateur de cadavres. Dans ce film, il va multiplier les gros plans sur son protagoniste principal tout en usant d’une focale de type fisheye (distorsion qui courbe fortement toutes les lignes droites qui ne passent pas par le centre) qui donne l’impression que le visage de l’acteur  « aspire » littéralement  l’image. Son usage montre ici que Kopfrkingl est incapable de voir la réalité et finit par la remplacer par ses propres désirs. De plus, la fisheye permet au cinéaste de changer de lieu et d’époque dans la même séquence. Le film repose donc beaucoup sur la photogénie de l’acteur Rudolf Hrušínský qui ressemble à une sorte de bébé dans le corps d’un adulte. Le spectateur va découvrir au fur et à mesure du long-métrage comment le monstrueux Kopfrkingl, convaincu par un de ses anciens camarades de régiment d’avoir du sang allemand, va devenir un rouage de la "Solution finale". Au-delà même du nazisme, le film est avant tout un manifeste contre toutes les formes de totalitarisme et sera ainsi interdit dans une Tchécoslovaquie où les Soviétiques venaient d’écraser le Printemps de Prague.

La force du film est de donner au totalitarisme le visage d’un homme enfant zélé, sans la moindre conscience ni surmoi, qui veut jouir de l’autre sans jamais devoir faire face à ses responsabilités. Kopfrkingl est à l’image de ses amis nazillons, qui, dans la scène de la partouze, jouent les grands enfants quand ils tètent les seins de prostituées à la blondeur virginale. Il est l’incarnation d’un égoïsme destructeur qui veut jouir sans tenir compte de l’autre. Un esprit pervers et faible prêt à accepter les fables contées par le totalitarisme dont le simplisme correspond bien au cerveau rabougri du personnage principal. L'instrument incinérateur ne fait pas que brûler des corps, il anéantit aussi toute pensée et humanité chez le personnage principal.

Portée par une mise en scène unique, cette fable sur le totalitarisme est un film essentiel de l’histoire du cinéma, que je vous invite à découvrir ou redécouvrir en salles.

Mad Will