Il est paradoxal de prendre comme sujet la vie d’une non-voyante pour un film destiné par nature à être regardé. C’est pourtant le cas de L’œil du tigre de Raphaël Pfeiffer. Le réalisateur entre ainsi dans l’intimité d’une famille d’agriculteurs de la Mayenne où la femme, Laurence, est aveugle depuis plusieurs années. Pourtant, à la vue du film, la démarche prend tout son sens. En effet, à l’opposé de certains longs-métrages larmoyants, misérabilistes, ou lénifiants, L’œil du tigre dont le titre renvoie non sans humour au 3ème volet de la saga des Rocky, montre le quotidien « normal » d’une personne (faire des démarches administratives, préparer à manger, aimer et éduquer ses enfants, s’intégrer dans une vie sociale riche) en oubliant son handicap. On suit alors à travers les images captées par le réalisateur les stratégies de compensation qui ont permis à Laurence de mener après la perte de sa vue une vie de femme et de mère. Mais surtout on est touché par un magnifique portrait de femme ordinaire, aimant ses enfants et assumant ses choix de vie. Raphaël Pfeiffer réussit à trouver ce subtil équilibre qui donne à ces images le pouvoir de fixer l’intimité de la famille sans pour cela être intrusives.

Le fil conducteur du film est l’investissement de Laurence dans le Viet Vo Dao, un art martial vietnamien. On la suit dans ses entrainements, dans ses passages de grade, dans les compétitions auxquelles elle participe. Et cela toujours avec le même investissement/ retenue qui caractérise le film. On voit cette pratiquante revendiquer qu’il est possible pour un handicapé de faire quelque chose que l’on n’attend pas de lui. Que le sport fait du bien au corps et à l’esprit de chaque être humain. Que la maxime « mens sana in corpore sano » s’applique à tous, car le handicap ne rend pas malade l’ensemble du corps et de l’esprit. En clair et sans jeu de mots, que l’on peut être handicapé et en bonne santé sociale, mentale et physique. Ce film aurait pu être tourné avec un voyant comme personnage principal parce que la cécité, et c’est cela aussi la réussite du film, ne change rien à l’affaire.

Laurence est une femme qui n’a pas besoin que l’on s’apitoie sur son sort, juste qu’on la laisse prendre sa place, et quelle place !

L.S.