Entre le réalisateur Jaume Balagueró et moi, c’est une belle histoire d’amour qui a commencé au cinéma Lux à Caen. J'étais venu voir en plein été dans une salle vide, son premier film La secte sans nom. J’avais été happé par son univers très éloigné du manichéisme du cinéma d'horreur américain. Chez Jaume Balagueró, le monde est sale, très sale. Comme dans les belles histoires d’amour, je fus charmé dès le premier regard. J’allais le retrouver quelques années plus tard pour Darkness lors d’une fête du cinéma dans le cinéma Pathé du centre-ville de Caen. J’étais inquiet, je craignais d’être déçu. Pour l’anecdote, je vis son long-métrage de nouveau dans une salle vide. Une fois encore, l’élégance de la mise en scène et son goût pour le mélodrame m’avaient envoûté. Pas de doute, j’aimais tendrement le cinéma de Balagueró. Notre troisième rencontre fut très intense, passionnée, avec son film le plus marqué par le romantisme littéraire : « Fragile ». Un conte de fées superbe pour adulte avec une Calista Flockhart étonnante. Puis ce fut le carton Rec, et là je devins jaloux. Le cinéaste que j’avais tant aimé, était à présent courtisé par les médias mainstream. Même si Rec est un formidable film, je considérais que le cinéaste avait gagné en efficacité, ce qu’il avait perdu en singularité. Son Rec 2, mixte entre Aliens et l’Exorciste m’éloigna un peu plus de lui. Agissant comme un amant éconduit, je prenais mes distances, convaincu que son cinéma était rentré dans le rang.

J’ignorais donc les appels du pied du Pacte (le distributeur) qui sortait son dernier film Maveillance en m'annonçant le grand retour du cinéma crépusculaire de Balagueró. Non ! La belle s’était donnée à d’autres. J'agis comme ces anciens amants aveuglés par leur orgueil qui refusent de tendre l'oreille à leur ancienne conquête. C’est ainsi que je découvris son film beaucoup plus tard. Et ce fut une révélation ! J’avais eu tort de penser que Balagueró avait agi comme de trop nombreux cinéastes américains qui vendent leur âme aux studios après un succès au Festival du cinéma indépendant de Sundance. Dans Malveillance, on retrouve l’univers sombre et torturé du réalisateur que j’avais apprécié dans ses premiers opus. Il signe ici son film le plus abouti, un bijou de mise en scène que je vous invite à découvrir ou redécouvrir.

Mais au fait que raconte Malveillance ?

César est un gardien d’immeuble toujours disponible, efficace et discret. Disponible pour s’immiscer dans la vie des habitants jusqu’à les connaître par cœur ; discret quand il emploie ses nuits à détruire leur bonheur ; efficace quand il s’acharne jusqu’à l’obsession sur Clara, une jeune femme insouciante et heureuse…

On se demande pourquoi il n’y a pas de cinéma de genre en France, trop cher à produire selon les producteurs. En Espagne à l’époque où le Canal + ibérique était encore puissant, nous avons vu l’émergence d’une nouvelle vague de réalisateurs dont Balagueró est l’un des meilleurs représentants. Dans l’hexagone, il y eut des tentatives, mais elles furent loin d’être concluantes avec des films tels que Bloody Mallory. Sans généraliser, on peut supposer que notre système de production sclérosé par la comédie populaire grasse et le film d’auteur anxiogène n’a pas forcément aidé dans un pays ou le fantastique et l’horreur n’ont pas bonne presse. Mais peut-être que la réponse est tout simplement dans l’absence d’un vivier de réalisateurs talentueux à la personnalité affirmée dans le genre comme le soulignait  Erwan Chaffiot dans une interview récente qu’il donnait sur le site Fier Panda (https://www.fier-panda.fr/rencontre/cinema-genre-france). En effet, avec peu de moyens financiers, quelques acteurs seulement et une unité de lieu assez marquée, Balaguero signe avec Malveillance une merveille de film d’angoisse où il fait preuve d’une mise en scène d’une grande rigueur et très signifiante. Il suffit de voir cette séquence où Clara se met à danser dans son appartement. Elle est belle, pétillante puis elle part se coucher et éteint la lumière. La caméra descend alors et nous découvrons le concierge César caché sous son lit.  Une séquence qui résume à elle seule un film oscillant entre la lumière et les ténèbres à l’image du personnage principal César. La journée, il est un concierge souriant et conciliant toujours prêt à aider. Mais la nuit passée, il révèle sa vraie nature, se vouant à envahir la vie des autres sans leur consentement dans l’espoir de les détruire afin de se sentir enfin vivre.

Balagueró s’inscrit dans le genre du thriller domestique où l’horreur surgit dans le quotidien, où le mal se cache parmi nous, que ce soit ces nouveaux voisins (Les banlieusards de Joe Dante) ou ce membre de la famille qui vient d'arriver (Le Beau-Père de Joseph Ruben en 1987 ). Sauf qu’ici Balagueró, en cinéaste avant tout européen, ne recourt jamais au manichéisme, à une fausse bonne morale chrétienne que l’on trouve dans de nombreuses productions américaines. Il nous plonge dans l’esprit d’un homme malade, à l’instar du Voyeur de Powell, en focalisant son récit sur César, frustré et malheureux. Le réalisateur nous expose les souffrances de son concierge dans deux scènes où il s'apprête à se suicider. Balagueró développe une figure du mal familière, un homme dont les frustrations l'amènent à vouloir tout détruire. César nous ressemble étrangement. Dans nos périodes dépressives, nous avons tous souhaité à un moment ou à un autre que les autres soient aussi malheureux que nous. Il synthétise également nos envies de grandeur dans un monde où le bonheur est en "une" de tous les magazines. Les visites que César rend à sa mère sont les seuls moments où la caméra quitte l’immeuble où il officie. Ces séquences montrent un homme qui déteste son physique et sa condition sociale. Le mal devient alors le seul moyen dans son esprit malade pour prendre une revanche sur la vie.

Balagueró est un excellent cinéaste qui connaît les possibilités de la grammaire cinématographique pour créer un processus d’identification entre son personnage et les spectateurs. Je pense particulièrement à cette scène où César risque d’être découvert alors que Clara rentre avec son amant. Cette séquence est un cas d’école sur l’utilisation d’un décor et les possibilités offertes par la caméra pour les cadrer. En effet pendant quelques minutes, César va profiter du moindre recoin pour se dissimuler alors que la caméra mouvante nous révèle sa cachette. Le montage alterne entre son point de vue et celui du jeune couple qui n’a pas conscience de sa présence alors qu’il est juste à côté d’eux. Cette scène renverse totalement tout ce que nous avons vu dans les thrillers où l’on suit la victime qui doit se cacher. Le cinéaste sait pertinemment que le spectateur ne peut s’empêcher de s’identifier au personnage principal d’un film, qu’il soit bon au mauvais. Surtout lorsque les principales scènes de suspens tournent autour de lui.

Les grands films d’horreur ou d'angoisse évoquent en filigrane les peurs de leur époque. Ainsi un film comme l’Exorcistepeut être vu comme une parabole d’une société conservatrice qui prend peur face à la libération des moeurs. On pense également aux films de zombies de George Romero qui restent les références du genre, en raison de leur sous-texte social autour du délitement de notre société de consommation. Balagueró nous dépeint une société inégalitaire où la communication est difficile, voir impossible, entre les êtres. L’immeuble où se passe la quasi-intégralité du film est le reflet des différences sociales. Ainsi la loge de César est située au sous-sol et ne voit jamais la lumière du jour alors que les habitants avec un niveau de vie plus élévé sont installés aux étages. Le film met en scène la revenche sociale d'un concierge qui veut accéder littéralement aux niveaux supérieurs, dans une Espagne engluée dans un libéralisme galopant qui met de côté les plus pauvres, qui sont souvent les plus faibles. Mais au-delà de la fracture sociale, le long-métrage dénonce la dictature du bonheur. César veut rendre Clara malheureuse, car elle symbolise une chose à laquelle il pense ne pas avoir accès. L’émission radio qu’il écoute de temps à autre est une métaphore de ces programmes de coaching qui répètent inlassablement que le bonheur est à portée de main, culpabilisant encore plus ceux qui n’ont rien. Balagueró nous montre que notre société devenue trop normative créera ses propres monstres parmi ceux qui ne lui ressemblent pas.

Malveillance s’appuie sur la peur de retrouver notre intimité volée. Nous passons notre vie à essayer de conserver une part de notre vie secrète pour nous protéger des autres. Notre appartement ou notre maison sont des remparts contre le monde extérieur. César symbolise l'intrusion forcée dans ce que nous avons de plus intime. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais quand les gens se font cambrioler, ce n’est pas la perte matérielle qui les affecte le plus, mais le fait que des gens extérieurs aient pénétré dans leur monde personnel. La révélation finale est la métaphore de cette peur de l’intrusion de l’autre dans notre intimité.

Pour que le personnage de César fonctionne, il fallait le confronter à d’autres protagonistes afin que le dernier acte du film soit difficile à vivre pour le spectateur. Que ce soit cette petite vieille avec ces chiens ou cette gamine qui fait chanter notre concierge, ils sont tous bien caractérisés et bien interprétés. Quelques mots sur sa principale victime Clara : Marta Etura arrive à rendre totalement vraisemblable son personnage, résolument positif, et qui n’est jamais une caricature de la gentillesse à la Amélie Poulain.

À la différence des productions horrifiques actuelles qui fondent leur récit sur un rythme haletant, Balagueró n’est pas là pour flatter le spectateur ou permettre à l’adolescent de glisser sa main dans le soutien-gorge de sa voisine dans la salle de cinéma. Le réalisateur ibérique prend son temps, use d’un crescendo glaçant pour montrer la longue destruction des locataires de l’immeuble par César. Cadres claustrophobiques, élégants travellings, l'ambiance devient suffocante grâce à d’infimes détails de mise en scène. Balagueró qui cite Bergman par l’intermédiaire d’un insert, est un peintre de l’horreur quotidienne qui n’use jamais d'effets de style comme le jump scare ou de plans outrageusement gores. Pour autant, le dernier plan du film qui emploie une imagerie du bonheur totalement corrompue, vous tourmentera beaucoup plus que la plupart des films d'horreur des dix dernières années.

Un thriller porté par une mise en scène d’une grande rigueur. Un travail d’orfèvrerie où l’image et les acteurs sont au diapason d’un scénario plutôt malin. Malveillance est une perle du cinéma de genre, une œuvre accomplie où l’horreur se glisse dans le quotidien le plus banal.

Mad Will