C’est après lecture du roman Adieu à Jiabiangou de Yang Xianhui que le cinéaste chinois Wang Bing part à la recherche des victimes et rescapés des camps maoïstes. De ce travail titanesque (600 heures de rush accumulées) résulte un premier documentaire en 2007 : Fengming, histoire d’une femme chinoise et une fiction, Le Fossé, en 2010. Les Ames Mortes en est donc le troisième volet, et le plus conséquent : 8h15 au total (distribuées en trois parties) de témoignages des survivants des camps de Jia­biangou et Mingshui, perdus dans le désert de Gobi au nord-ouest de la Chine. La plupart de ces survivants ignorent encore aujourd’hui les raisons exactes qui leur auront valu d’être qualifiés de “droitiers” et envoyés en camp de “rééducation idéologique par le travail” à partir de 1957. Mais ce qu’ils n’oublieront jamais, ce sont les terribles conditions de détention qu’il y régnait.

Avec des techniques de travail comparables à celles de Claude Lanzmann (utiliser les mêmes rush pour produire plusieurs films, interroger les gens chez eux et dans la plus grande sobriété...) Wang Bing extirpe in extremis à ces rescapés pour la plupart octogénaires de précieux témoignages de chacun trente minutes montés à la suite. Il évite ainsi qu’un témoignage prenne plus d’importance sur un autre. Si le projet peut sembler rébarbatif par la récurrence des thèmes abordés (famine, froid, solitude), chaque portrait, chaque visage, chaque ton de voix et attitude des personnes interviewées réveillent chez le spectateur une nouvelle fascination. On se souviendra peut-être tout de même un peu plus de l’un d’eux, Zhou Zhinan, filmé sur son lit de mort, dont chaque mot émanant de son visage creusé est un murmure à peine audible, empreint de la mort qu’il évoque justement.

Puisque de ces baraquements précaires il ne reste quasiment aucune trace (mise à part une photo montrée à la fin), c’est  là que le film devient nécessaire : par la voix des  vieux hommes, on découvre l’horreur des camps. Les “mieux lotis” se font engager en cuisine et chapardent un peu de nourriture supplémentaire tandis que les autres meurent de faim et souffrent d’anémie. Tous dorment dans des abris de fortune qu’ils ont eux-mêmes creusés en arrivant et qui ne protègent ni du froid ni de la pluie. Le travail de culture est une illusion : la terre est sèche et infertile.

Wang Bing s’en tient à son dispositif de témoignage en intérieur à deux exception près : dans la première partie la scène magistrale d’un enterrement chinois traditionnel dans laquelle le fils du défunt, ancien « droitier » hurle  pour discours d’adieu les injustices vécues par son père durant toute sa vie, et, dans la seconde partie lorsque le cinéaste accompagne une petite équipe de civils qui grattent le sable de Gobi à la recherche de traces des camps. Il faut voir leur enchantement lorsqu’ils parviennent à isoler un os où déchiffrer un nom sur une pierre… Ces deux scènes permettent au spectateur de replacer toutes ces conversations au passé dans le présent d’une Chine toujours préoccupée par le passage dévastateur de Mao Zedong.

L’œuvre est conséquente par son sujet et sa durée et semble au premier abord réservée aux cinéphiles les plus vaillants. Mais une fois le processus lancé et compris, il est difficile de détourner le regard. Après huit heures la faim taraude mais la soif de savoir, elle, est étanchée.

S.D.