Faire un film sur un abattoir, dans un abattoir, pour mettre en lumière le traitement des animaux et la manière dont il peut rejaillir sur l’homme, ressemble fortement à une gageure. De qui parler, comment montrer et surtout que dire ? Les écueils sont nombreux, à commencer par la multiplication sur les réseaux sociaux des vidéos militantes de l’association L-214 qui sont régulièrement venues frapper l’actualité. Gorge Cœur Ventre s’inscrit dans un certain cadre contextuel militant qu’il est difficile d’ignorer. Dès lors la question de la démarche de Maud Alpi se posait : pourquoi choisir le cinéma et, qui plus est, pourquoi utiliser la fiction ?

Et c’est précisément sur ce point que le film touche au but, réussissant sans trébucher un parcours parfait avec à une cohérence sur le fond et sur la forme qui laisse pantois. Cette osmose entre la mise en scène et la réflexion qu’elle porte fait de Gorge Cœur Ventre un film radical d’une justesse rarement atteinte. En évitant un militantisme trop marqué qui peut à priori rebuter, Maud Alpi propose une véritable réflexion pour le spectateur acquis ou non à la cause et ce sans jamais verser dans le trash, le pathétique ou la démarche didactique. 

Grâce à la photo de Jonathan Ricquebourg, qui a, entre autres, signé l’image de Mange tes morts de Jean-Charles Hue ou plus récemment de La Mort de Louis XIV d’Albert Serra, et soutenue par une bande sonore très immersive mais dénuée d’artifice, la réalisatrice propose une expérience sensorielle et organique qui emprunte aux ambiances de films de genre pour mieux souligner la nature des rapports et les enjeux qui se jouent dans ce lieu. L’abattoir devient un personnage à part entière.

À « l’intérieur » nous suivons Thomas, chargé de faire avancer les bêtes dans l’abattoir jusqu’au lieu de leur exécution. Accompagné de son chien, et parfois de son collègue Joachim, il effectue jour après jour sa besogne de soutier sous le regard inquiet de son animal de compagnie. Le film travaille la frontière. Celle qui sépare l’abattoir du monde extérieur, le travail de Thomas de son quotidien, l’homme de l’animal et ces ruptures sont le moteur du récit. Le film agit par contraste. Pourtant, nous n’en saurons pas beaucoup plus sur ce personnage taciturne interprété par Virgile Hanrot, Maud Alpi ayant l’intelligence de ne pas le caractériser à outrance. Il n’est pas particulièrement sympathique ou antipathique et seul compte ces instants en dehors, où il semble recouvrir un semblant d’humanité au contact de son chien. Cette relation qui les anime est sincère mais cruellement paradoxale puisqu’elle met en lumière cette différence de traitement entre les animaux de compagnie et de boucherie. Sitôt revenu au travail, on peine alors à comprendre cette schizophrénie. La maitrise de l’ambiance est totale et rarement on a pu être plongé avec autant d’acuité dans cette atmosphère si particulière où l’angoisse des bêtes se heurte à l’apparente insensibilité de Thomas. La puissance du film est d’ailleurs toute entière dans cette volonté de ne pas montrer d’images trash ou gore, à l’exception de deux séquences qui pourraient marquer les esprits, mais de travailler plutôt cette sensation sourde et dérangeante d’où émerge une peur presque palpable entre les bêtes qui semblent parfaitement comprendre leur destin. Ou peut-être est-ce le spectateur qui projette ce qu’il ressent ? Qu’importe. Le résultat est là : le spectateur ressent l’angoisse. L’absence de dialogue, les mouvements désincarnés finissent par laisser éclater une vérité bien sombre : l’abattoir dévore autant les animaux que l’humanité de ceux qui la font fonctionner et seule une action radicale permettra d’y mettre fin.

Édifiant.

Thomas Kukla