Écoutez l'interview (en anglais) de la réalisatrice Maysalam Hamoud par Florine Le Bris

 

Peux-tu revenir pour nous sur ton parcours avant Je danserai si je veux ?

A l’époque où je n’avais encore mis aucun pied dans le milieu du cinéma, j’ai étudié l’Histoire du MoyenOrient à l’Université hébraïque [de Jérusalem, ndlt], et j’étais enseignante vacataire. Ensuite j’ai décidé que je voulais faire ce que j’avais vraiment envie de faire de ma vie. J’ai commencé à étudier le cinéma, c’était un monde totalement nouveau pour moi, avec beaucoup de passion. J’ai réalisé en quatre ans d’école quatre court-métrages. Tous ont eu du succès, ont été diffusés dans des festivals, on peut les voir sur YouTube en tapant mon nom…

L’un d’entre eux s’appelle Salma [comme l’une des héroïnes de Je danserai si je veux] : est-ce une sorte de pré-Je danserai si je veux ?

C’est mon projet de fin d’études. Il représente bien ce qu’a été mon évolution pendant ces années d’Ecole [Minshaar for Art, à Tel Aviv] à partir du moment où j’ai essayé de faire du cinéma. Au début j’interrogeais déjà les problématiques féministes mais à travers un héros masculin, parce que j’étais habituée à voir des films où les personnages masculins sont les personnages principaux. Mon processus de réflexion m’a menée à envisager que le point de vue principal puisse être celui de Salma. Les germes de tout ça sont dans Salma, en effet.

Au début du film, à propos d’une robe que porte Salma, Laila évoque les années où « tout le monde était communiste ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Comme les Palestiniens et le monde arabe étaient sous la domination coloniale de l’Ouest, et que le sionisme était du côté de ce mouvement colonialiste, tout l’Ouest la France, la Grande-Bretagne et bien sûr les Etats-Unis - supportait Israël et les sionistes. De l’autre côté, il y avait l’URSS qui soutenait le monde arabe et bien sûr les Palestiniens. Cela a eu de très fortes répercussions dans la société palestinienne. La conscience des turpitudes des sionistes et de leurs conflits d’intérêt était très forte chez les Palestiniens porteurs de cette idéologie du communisme et qui supportaient l’Union soviétique, d’autant plus que les Palestiniens les plus instruits avaient obtenu des bourses de la part de l’Union soviétique pour aller y étudier – c’était le cas de mon père qui a étudié à Budapest, en Hongrie, et je suis née là-bas, suite à cela. Cette idéologie progressiste athée était très répandue dans la société palestinienne toute entière et chez tous les Arabes. On considère la société de cette époque plus libérale, plus ouverte, plus progressiste. La scène où Laila dit que le communisme est mort correspond au moment où l’URSS s’est effondré et où on a vu monter en flèche les forces et l’idéologie des islamistes fondamentalistes dans la région. Dans les années quatre-vingt-dix, son pouvoir n’a cessé de croître. Voilà ce qu’était et ce qu’est notre réalité.

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  • Dans une précédente interview, vous dites que vous avez lu de nombreux penseurs communistes…
  • C’est l’environnement dans lequel j’ai grandi, oui.
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  • La scène du viol est très forte. Dans les années soixante-dix, l’une des thèses des féministes était que lorsque certains hommes se sentent menacés par l’émancipation d’une femme, ils éprouvent le besoin de la violer symboliquement ou littéralement. Est-ce ce que vous avez voulu signifier ?

    Exactement. Je pense que le viol dans le film n’a absolument pas d’origine sexuelle mais qu’il découle totalement de la volonté de contrôle. Il représente la faiblesse des hommes qui ont peur que les règles changent, que les femmes puissent se déterminer et être responsables par ellesmêmes et non plus sous leur influence. Son action consiste à contrôler le corps, de façon à s’assurer qu’elle sera à lui pour toujours, puisqu’il lui a pris sa virginité : c’est ainsi que pense la société conservatrice. Dans ce but, je ne voulais pas que cette scène soit filmée comme habituellement, de façon très explicite, avec un gros plan qui montre ce qu’on est censé voir. Je pense qu’il est bien plus puissant de ressentir ce que ressentent ces femmes, même si ce que l’on ressent au cinéma n’est rien par rapport à ce que ressentent réellement ces femmes et qui devient leur réalité, leur passé, qu’elle emportent avec elles dans leur vie pour toujours… Cette douleur est si énorme que même si en voyant cette scène au cinéma on se très mal, c’est vraiment une part infime de ce que ces femmes vivent dans la vie.

    Plus globalement, en regardant le film, on se dit qu’en Palestine et en Israël comme partout ailleurs dans le monde l’émancipation des femmes est limitée par le manque d’émancipation des hommes. Pouvezvous nous parler de cela ?

    Si vous parlez de l’hypocrisie, oui, c’est l’un des grands sujets du film. Les hommes ne considèrent pas les femmes comme leurs égales. A partir de là, ils peuvent penser que les femmes sont censées vivre d’une certaine façon, que les hommes sont censés vivre d’une autre façon et qu’ils ne peuvent pas faire la même chose à cause de leur genre. C’est insensé, mais c’est la façon de penser de beaucoup d’hommes mais aussi beaucoup de femmes émancipées, parce qu’elles ont intériorisé ce système patriarcal, elles y croient et en font partie. Elles transmettent à leurs propres enfants l’idée que les filles et les garçons ne sont pas pareils. C’est un cercle, évidemment, et les femmes ont font partie. A cause de cela, nous avons besoin que les mentalités des femmes évoluent pour que la réalité évolue elle aussi parce que ce sont elles qui élèvent la prochaine génération. Je pense que leur rôle est crucial dans la reproduction du patriarcat.

    Vos cadrages sont serrés. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

    Habituellement, lorsque vous voyez des personnages de femmes palestiniennes ou arabes au cinéma, ce sont les personnages les moins importants et les moins filmés, et elles sont également souvent filmées de façon ‘’exotique’’ ou sexiste. J’ai choisi au contraire dans ma manière de filmer mes personnages de leur donner le champ entier, la position absolument centrale. Tout le reste est moins important qu’elles, c’est pourquoi vous pouvez voir ces nombreux gros plans de personnages principaux féminins.
  • Vous pointez du doigt l’hypocrisie des religions aussi bien du côté musulman que du côté chrétien…Habituellement, on pense automatiquement que les Arabes ou les Palestiniens sont musulmans et croyants, et je voulais battre en brèche ce stéréotype, parce qu’il y a tellement de types de personnes, comme dans tout le reste de l’humanité. Lorsque vous commencez à regarder à l’échelle de l’être humain, vous vous rendez compte de notre variété : nous avons des Arabes palestiniens chrétiens, nous avons des Arabes palestiniens juifs, nous avons des Arabes palestiniens laïques… Exactement comme en Europe il y a des Chrétiens laïques et d’autres croyants. Nous sommes comme tout le monde, seules nos conditions de vie sont différentes. Dans le film transparaît cette variété qu’on ne voit pas habituellement. On voit aussi que lorsqu’il s’agit des traditions, il n’y a aucune différence entre les familles chrétiennes ou musulmanes ou laïques : elles viennent toutes du même ADN

  • Le fiancé conservateur peste contre Tel Aviv qui d’après lui « perturbe et pervertit » lorsqu’il constate que sa promise s’y affranchit de sa tutelle. Les femmes palestiniennes doiventelles quitter leurs villes natales et venir vivre dans les grandes villes pour s’émanciper ?

  • D’abord, je ne parle pas seulement des femmes palestiniennes. Je suis une femme palestinienne donc je représente mon personnage principal comme une femme palestinienne, mais je parle de toutes les générations : jeunes et vieilles générations, hommes et femmes... Cette génération qui est vraiment dégoûtée des traditions, des vieilles règles de la société conservatrice, comme tous les jeunes du monde, essaie de se trouver dans les grandes villes. Comme nous n’avons que cette grande ville, Tel Aviv nous n’en avons pas d’autres comme Paris, Londres, Berlin, Rome… C’est le seul lieu où ils peuvent être des individus, où ils peuvent être eux-mêmes sans l’œil de la société. Mais en fait, c’est l’illusion d’être libre parce que vous êtes à peu près libre dans un pré carré étroit. Quand on voit dans le film de longs plans à l’intérieur de leur appartement, avec beaucoup d’espaces ouverts, elles sont comme dans leurs châteaux ou leur royaume. Mais quand on les voit dans la ville, la mise au point est généralement sur elles et non sur la ville, qui est seulement une illusion de liberté, parce qu’elles sont Palestiniennes et que la ville est israélienne, juive… La ville leur rappellera toujours qu’elles n’en font pas partie, qu’elles sont des citoyennes de seconde zone. Elles viennent à Tel Aviv, mais elles découvrent que ce n’est pas vraiment la solution.

  • À la fin, on voit qu’elles ont accès à la musique, aux drogues, etc., mais pas au pouvoir politique…

  • Elles sont très concernées par la politique, on peut le voir dans les dialogues, dans la décoration de leur appartement, dans la façon dont elles s’habillent également… Mais à la fin je pense que la chose qu’elles comprennent qui leur donne le plus de pouvoir est qu’elles peuvent compter les unes sur les autres. D’abord en raison de la sororité, de la solidarité féminine, mais aussi en tant que communauté d’étrangers, nous avons beaucoup de lieux collectifs dans lesquels nous nous sentons en sécurité. Même dans les grandes villes où nous subissons le racisme et la discrimination, nous sommes là les unes pour les autres…
  • Pouvez-vous nous parler du choix de ne pas faire de happy end ?

  • Je ne pense pas que tous les films doivent se terminer par un happy end, je ne vois pas pourquoi ils devraient parce que les Américains nous l’ont mis dans la tête ! Le film est réaliste donc je ne pouvais pas idéaliser la réalité. Elles sont seulement à une certaine étape d’un parcours inachevé : elles ont appris à se connaître et savent maintenant qu’elles peuvent compter les unes sur les autres, elles savent qu’elles sont des combattantes et elles vont continuer.
  • Pouvez-vous nous parler de la musique du film ?

  • Bien sûr ! La musique dans le film a autant de poids que le visuel pour moi, parce que j’écoute personnellement en permanence de la musique, j’aime tellement la musique ! D’autre part, la Scène underground palestinienne est composée de multiples activités culturelles dont la musique en est l’une des bases. Je voulais apporter au film ces voix et ces sons que nous écoutons vraiment en ce moment. De plus, la Scène est mixte entre les Juifs israéliens et les Palestiniens des Juifs qui ne sont pas sionistes, bien sûr, des militants… Comme cette Scène a également de très bonnes musiques, c’est un mélange entre des groupes palestiniens comme DAM et d’autres juifs israéliens comme Tiny fingers, issu de ce qui se passe vraiment làbas actuellement.
  • Sana Jammalieh [qui joue Salma] est une personnalité importante de la Scène…

  • Oui, c’est la première femme palestinienne DJ. Je suis DJ moi aussi et elle est ma professeure. Quand j’ai commencé à mixer nous nous connaissons depuis très longtemps, depuis environ dix ans - elle m’a appris les bases… C’est une pionnière dans de nombreux autres domaines : en ce moment même elle est en passe d’ouvrir un bar à Haïfa avec une autre femme et elles vont devenir les premières femmes propriétaires de bar.
  • Vous-même avez créé un collectif de cinéastes.

  • Oui, Palestinema était un groupe de jeunes réalisateurs palestiniens. Nous pensions qu’il existait un besoin de créer un type de cinéma qui n’existait pas en Israël / Palestine. Par hasard j’ai été en lien avec toutes ces personnes qui étudiaient le cinéma, ou qui venaient de terminer leurs études et j’ai décidé que nous avions besoin de nous réunir, j’ai parlé à tout le monde sans les connaître au préalable. C’est ainsi que Palestinema est né, et je suis très fière que ce groupe de personnes ait réussi à faire connaissance parce qu’ils sont vraiment le cœur de la scène culturelle que nous avons désormais.
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  • Comment avezvous trouvé l’argent pour faire le film ?

  • L’argent provient de fonds de l’Etat d’Israël, parce que je suis Palestinienne et citoyenne d’Israël à qui je paie des impôts. Nous sommes vingt pour cent de la population israélienne avec moins de droits mais nos devoirs sont les mêmes : nous payons des impôts, mais nous n’avons pas réellement la même part du gâteau. Nous essayons avec le peu que nous avons de faire ce que nous pouvons, donc c’est de l’argent que je mérite.
  • Comment s’appelle le film en arabe ? en hébreu ? en anglais ? et pouvezvous nous parler du problème de la langue ?

  • Non, la langue n’est pas un problème, c’est la réalité, la complexité de notre vie. La langue reflète simplement cette complexité de nos identités. Le nom original de mon film est Bar bahar : « Terre et mer ». Le nom hébreu est Lo po, lo sham : « Ni ici, ni làbas ». Le nom international anglais est In between : « Dans l’entredeux ». Tous se complètent autour du même thème, métaphoriquement, avec de nombreux aspects politiques. Dans des pays comme la France et l’Italie, il y a encore des titres différents en fonction des approches différentes du public. Je pense que c’est une bonne idée de regarder ce qui va sembler plus familier. La mission est d’amener le plus grand nombre de personnes à voir le film et je pense que c’est un succès.
  • Que voulez-vous faire ensuite ?

  • J’espère que je vais bientôt commencer à travailler sur le prochain film. J’ai la volonté de faire une trilogie : ce film est le premier, donc je veux faire les deux autres parties, avec les mêmes thèmes mais pas la suite des mêmes histoires.
  • Voulez-vous ajouter quelque chose ?

  • Oui : allez voir le film !

 

Merci à Maysaloun Hamoud