Quel bonheur de revenir sur l’une des réalisations emblématiques de Ralph Bakshi et d’évoquer ainsi  la carrière d'un auteur atypique du cinéma d'animation, au style affirmé, et qui a révolutionné son médium avec des œuvres telles que Fritz The cat. Dans les années 70, en pleine contre-culture, Bakshi a souhaité rompre avec l’animation bien-pensante et familiale d’un Disney, en proposant un contenu engagé socialement et adulte en termes de sexe et de violence. Une démarche que l’on pourrait comparer à celle du divin Ozamu Tezuka qui avec ses « Animerama », produits par la Mushi Production au Japon, nous a donné à voir des longs-métrages animés teintés d’érotisme, comme Les milles et une nuit, Cléopâtre, et le sublissime et féministe Belladonna.

La filmographie de Bakshi compte de nombreuses œuvres politiques et socialement engagées comme le scorcesien Heavy Traffic ou Coonskin qui avait été conçu comme une charge virulente contre le racisme et qui fut mal reçu en son temps. Le réalisateur a également signé un mélodrame teinté de musique avec American Idol et réalisé plusieurs films d’animation de fantasy avec Les Sorciers de la guerre (sorti presque en même temps que la guerre des étoiles, ce qui limita son succès en salles), Le Seigneur des anneaux (bien avant Jackson) et enfin Tygra, la glace et le feu. Sur ce dernier long-métrage, il collabora avec Frank Frazetta, l'un des artistes les plus influents de l’heroic fantasy. Frazetta est l’inventeur du personnage de de Death Dealer et ses illustrations font toujours références pour les aventures de Conan. Son style a beaucoup fait pour les ventes des livres du célèbre barbare qui ont nettement augmenté à partir du moment où ses dessins ornaient les couvertures.

Sorti en 1983, Tygra est un long-métrage important pour votre honorable scribouilleur. En effet, c’est l’un des premiers dessins animés que j’ai vu au cinéma. Lors de vacances en Charente-Maritime, j’ai été voir le film au cinéma de Royan et j’en garde encore un souvenir ému. Même si je dois bien l’avouer, j’avais été surtout marqué par les formes plus que généreuses de l’héroïne alors que j’avais à peine 5 ans. En matière d’animation,Tygra la glace et le feu est emblématique de la technique de la rotoscopie très utilisée par Bakshi au cours de sa carrière. La rotoscopie est une technique d’animation qui consiste à récupérer image par image les contours d'un acteur filmé pour en retranscrire la forme et les actions. Un procédé qui donne aux personnages animés beaucoup de naturel et une grande fluidité.

Enfin, Tygra sera l’une des dernières œuvres de Baskhi pour une industrie du cinéma aseptisée, qui finira par lui faire payer ses velléités d'auteur lors de son dernier long-métrage Cool World,  à l’aube des années 90. À cette occasion il sera littéralement écrasé par les studios.

Mais que raconte Tygra, la glace et le feu ?

Deux royaumes ennemis s'affrontent : le royaume du feu gouverné par le roi Jarol, et celui de la glace, sous la coupe du puissant et cruel Nekron et de sa mère Juliana. Afin d'étendre encore plus leur territoire, cette dernière fait kidnapper par une armée de sbires préhistoriques la fille de Jarol, la belle princesse Tygra, dans le but de la marier à son fils. Mais au cours de l'enlèvement, Tygra parvient à s'extirper des mains de ces hommes-singes. Durant sa fuite, son chemin croise celui du guerrier Larn, dont elle s'éprend. Ensemble, accompagnés du mystérieux homme masqué Darkwolf, ils mettront tout en œuvre afin que le bien triomphe des forces du mal.

Outre Frazetta et Bakshi, la réussite visuelle du film doit beaucoup aux fonds peints de James Gurney qui s’est fait connaître après la sortie du film avec sa série de livres richement illustrés et intitulés Dinotopia. Les 600 peintures fournies par l’artiste pour le film en moins d’un an sont vraiment un enchantement de tous les instants. À ses côtés, nous retrouvons Thomas Kinkade qui est devenu célèbre aux USA pour ses représentations idylliques de passages de la bible qu’il signa sous le nom de "peintre de la lumière". Même si on peut rester circonspect sur son art pensé avant tout pour les bigots, sa collaboration avec Bakshi lui a permis de perfectionner son travail sur les éclairages. On est vraiment émerveillé par le boulot abattu par lui et Gurney, les deux hommes signant des décors peints d’une beauté saisissante qui n’ont rien à envier à certains travaux des grands maîtres de la peinture classique.

Comme dans beaucoup de ses films, Bakshi utilise ici la rotoscopie. Cette technique moins onéreuse que l’animation traditionnelle facilitait le travail des animateurs qui n’avaient qu’à redessiner les séquences filmées. De plus elle donnait une grande fluidité aux séquences d’animation. Cinéaste féru d’expérimentations, Bakshi l’a utilisée sur de nombreux films avec plus ou moins de réussite. Mais c’est bel et bien dans Tygra qu' il exploite le mieux la rotoscopie. Si vous avez vu son Seigneur des anneaux, les limites du système étaient visibles comme dans la bataille du gouffre d’Helm. La rotoscopie s’avérait complexe à utiliser sur des scènes qui nécessitaient de trop nombreux figurants. Conscient de ses limites, Baskhi nous propose de nombreux combats dans Tygra, mais en faisant bien attention à les limiter à un groupe d’une vingtaine de personnes.  En quelques années seulement, le réalisateur américain a surtout grandement perfectionné sa technique.  On se souvient à ce titre, de la séquence de l’enlèvement de Tygra par les hommes de Nekron où le réalisateur américain use de de magnifiques ralentis. Malgré un budget étriqué par rapport à la concurrence, le film est d’une fluidité exemplaire comme dans cette séquence où notre jeune héros Larn doit échapper à la horde à ses trousses dans la jungle. Pensé pour être tout public, ce long-métrage peut s’avérer néanmoins violent ou terriblement sensuel en raison de l‘emploi d’une technique dont le réalisme modifie notre perception des évènements par rapport à un dessin animé traditionnel.

Des artistes reconnus comme Frazetta, un réalisateur culte aux commandes, ce Tygra avait tout pour devenir une oeuvre d’animation mémorable. Le film a néanmoins une faille que le réalisateur reconnaît à demi-mot dans ses interviews. Alors qu’il a mis beaucoup de son propre argent, il refuse le plus souvent de parler de ce Tygra qu’il ne reconnaît pas comme une oeuvre personnelle en raison de son scénario. En effet, Baskhi sur ce film c’est avant tout concentré sur le visuel, alors que d’habitude il écrit en grande partie ses scripts. Sur Tygra, il a fait confiance à deux auteurs de comics reconnus, Roy Thomas (qui fut le second de Stan Lee et scénariste des comics de Conan chez Marvel) et Gerry Conway. Les deux hommes avaient donc en charge de créer une histoire autour des visions du réalisateur américain et de Frazetta. Malheureusement, si les deux garçons sont plutôt des pointures dans le comics, ils sont aussi les scénaristes du peu défendable Conan le destructeur au cinéma. Si le scénario de Tygra est moins catastrophique que celui du Cimmérien, l’histoire qu’ils ont élaborée est tout de même trop simpliste et manichéenne. Les scénaristes ne font ici preuve d’aucune psychologie et empilent les poursuites jusqu’à l’affrontement final entre le mal et le bien.

Pour autant, malgré la simplicité du script, les deux auteurs ont le mérite de bien connaître le genre et rendent particulièrement hommage à l’heroic fantasy *. Le monde de Tygra mélange ainsi habilement préhistoire, moyen âge et magie, et nous donne à voir des sorcières, des hommes des cavernes patibulaires, un jeune héros à la Rahan, et enfin une princesse Tygra aussi sexy que volontaire dans l’action. Et surtout, le film met en scène un Darkwolf fort comme Conan et inspiré par le mythique Death Dealer de Frazetta.

Sans vouloir ouvrir un débat, je souhaiterai revenir sur l’accusation de misogynie faite à l’heroic fantasy en raison des tenues légères des héroïnes. Si la princesse Tygra est vêtue d’un string qui n’est pas plus épais que le script du film, elle sait se défendre et semble plus forte que les héroïnes du cinéma d’action des années 80 ou des polars des films classiques. Au-delà du film de Bakshi, il ne faut pas oublier que l’heroic fantasy nous a offert des personnages féminins forts comme Red Sonja ou la Valeria dans le Conan de Milius.

Tygra est une excellente introduction à l’univers si riche de Raph Bakshi qui voulait ici avant tout faire créer une esthétique qui rendrait hommage à l’univers graphique de Frazetta. Une date dans l’animation à voir et à revoir même si le scénario n’est pas toujours à la hauteur de la réalisation.

Mad Will

* Tygra appartiendrait plus précisément à la sword and sorcery, genre considéré comme plus violent et donnant une image plutôt négative de la magie par rapport l’heroic fantasy traditionnelle. Mais la distinction n’est pas forcement acceptée par tous les spécialistes, j’ai donc préféré employer heroic fantasy dans son acceptation la plus large possible.