Ténèbres est disponible en Blu-ray chez POTEMKINE à cette adresse : http://www.potemkine.fr/Potemkine-fiche-film/Tenebres/pa11m5pr11180.html

À partir du 27 juin 2018, vous pourrez redécouvrir grâce aux Films du Camélia les chefs-d’œuvre de Dario Argento, le maestro du giallo et de l’horreur. Vous pourrez ainsi voir ou revoir en salles les deux premiers volets de sa « trilogie animale » qui donnèrent ses lettres de noblesse au giallo mais aussi Suspiria , Phenomena et enfin Opéra , l’un de ses métrages les plus extrêmes. Un opéra sanglant mal aimé et pourtant totalement envoûtant qui s’avère une synthèse de l’œuvre du réalisateur.

Je souhaitais donc vous faire découvrir l’un des titres référence de sa filmographie, Ténèbres qu’il signa à l’aube des années 80. Ce long métrage est souvent considéré par certains de ses fans comme son dernier grand film. Débat dans lequel je ne me lancerai pas, ayant pour ma part une tendresse pour des films postérieurs tels que Phenomena, Opéra et enfin Le syndrome de Stendhal.

Quand Argento commence le tournage de Ténèbres, il est un cinéaste adulé dans la péninsule italienne. En effet, au-delà de ses succès au box-office local, le maestro du macabre est connu de tous après avoir pénétré dans les foyers italiens au tout début des années 70 par l’intermédiaire d’une série policière où il se mettait en scène en qualité de narrateur à la manière des Alfred Hitchcock présente. De même, au niveau international, ses films marchent plutôt bien alors que les Américains lui font les yeux doux après le carton fait par Suspiria. Pour autant le réalisateur n’est pas au mieux, il n'arrive pas à conclure sa trilogie des sorcières. Il souffre de certaines addictions (alcool…) et son mariage avec Daria Nicolodi bat sévèrement de l’aile . Et comme à son habitude, sa vie va beaucoup influencer la nouvelle œuvre qu’il est en train de préparer lui qui a toujours défini ses films comme des rêves devenus conscients.

L’idée du film Ténèbres prend son origine dans une mésaventure qu’il connut aux USA où il fut la victime de harcèlements téléphoniques de la part d’un fan. Il pouvait changer d’hôtel, l’homme continuait à l’appeler. Ce manège dura plusieurs semaines jusqu’au jour où les appels cessèrent brusquement.

De la même manière, certaines images de Ténèbres viennent directement de son enfance et plus particulièrement d’une visite du quartier de L’EUR à Rome par un de ses oncles nostalgiques de Mussolini. L’EUR est le fruit des délires mégalomaniaque du Duce, qui avait voulu bâtir un arrondissement ultra moderne fait de marbre blanc et constitué de grandes avenues célébrant la Rome éternelle. Ce quartier aurait dû rejoindre la mer à une quinzaine de kilomètres de là mais la guerre limita sa construction. Argento va dans Ténèbres mettre en scène une Rome très éloignée des façades de ses précédents longs-métrages qui regorgeaient d’Histoire.

Mais au fait que raconte Ténèbres : 

L'écrivain américain Peter Neal se rend à Rome pour la promotion de son dernier roman, «Ténèbres». Son arrivée marque le début d'une série de meurtres particulièrement violents, qui touchent les membres de son entourage. Peter se rend bientôt compte que les crimes semblent avoir été inspirés par l'intrigue de son roman. Troublé par cette découverte, il en réfère à la police, ainsi qu'à l'inspecteur Germani, chargé de l'enquête. Les forces de l'ordre se montrent très vite dépassées par les incidences de cette révélation. Peter, bien décidé à élucider ce mystère, prend lui-même l'affaire en main, avec l'aide de son agent. Son enquête s'annonce très périlleuse...

Ce qui marque aussitôt dans Ténèbres, c’est son esthétique. Luciano Tovoli qui avait collaboré avec Argento sur les clairs-obscurs de Suspiria, offre ici une luminosité intense et solaire qui donne un aspect presque monochrome aux images de Ténèbres. La grande force d’Argento va être d’inscrire son film dans le quartier de l’EUR. Il arrive alors à partir de ses décors naturels à créer un monde à part, une cité perdue dont l'architecture ne peut-être datée. Dans cet univers aseptisé, seuls le rouge des lèvres des jeunes femmes et le sang versé par le meurtrier rompent avec l’image saturée de blanc du film.

Dans Ténèbres, on a l’impression que Dario, tel un entomologiste (il mettra en scène les insectes dans Phenomena), observe avec  froideur les êtres humains. Que ce soit les hommes ou les femmes, il nous donne à voir une société corrompue en pleine déliquescence. Argento semble nous dire que les sorcières et les rites sataniques de ces précédents films sont bien moins terrifiants que notre réalité. Le cinéaste italien a toujours défini son cinéma comme le reflet de ses rêves. Si on applique ce filtre à ses réalisations, on peut imaginer que ses films de sorcières de la fin 70 sont des projections enfantines où l’on déguise les difficultés du réel à travers des figures fantasmées. A l’inverse, ses long-métrages Phenomena et Opéra qu'il réalise au milieu des années 80 montrent des héroïnes qui arrivent à garder leur innocence grâce à une connexion avec la nature et ses animaux, symbole d’un jardin d’Eden pas encore corrompu. 

Film de transition entre Inferno et Phenomena, Ténèbres met en scène un monde insupportable où les espaces urbains sont inamicaux, froids, et sans vie. Dans cet univers, aucune communication n’est possible, l’autre ne représente rien. Ainsi la scène de meurtre de l’agent littéraire qui git sur le sol dans son sang sans que personne ne lui vienne en aide est emblématique. Une femme avance bien en pleurs dans sa direction . On pense qu’elle a vu le meurtre en raison d’un montage alterné. Mais on découvre bien vite que ses larmes ne sont aucunement liées à la scène de meurtre. Elle se révèle ainsi incapable de se rendre compte qu’un homme a été poignardé.

Dans Ténèbres, les couples se trompent, des hommes d’âge mûr draguent de jeunes mineures. On comprend aisément le choix d’une lumière clinique tellement différente de ses autres films. Il dresse ici tout simplement le portrait sans concession du monde réel comme dans cette séquence assez désagréable à voir où une jeune femme rentre chez elle et se fait harceler assez violemment par un clochard.

Dans le cinéma d’Argento, les personnages sont toujours à la recherche de ce petit détail oublié ou mal interprété qui pourrait éclairer leur enquête sous un jour nouveau. Pourtant, les héros argentesques détiennent la vérité, mais ne veulent pas la regarder en face. Ils préfèrent se plonger dans les faux semblants et se perdent dans les dédales de l’esprit. L’enquête dans ses films se résume à un passage sur le divan pour arrêter de se mentir. Dans Ténèbres, nous avons ces flash-back du tueur qui mettent en scène un jeune adolescent qui est attiré puis torturé par une étrange femme habillée en blanc (qui était un transsexuel connu en Italie). Argento n'est sûrement pas le misogyne qu’une certaine presse bien-pensante a condamné pendant de nombreuses années. En effet, si le film nous laisse à voir le corps de brunes italiennes incendiaires qui se feront occire, on devine aisément que le film à travers ses flashbacks dresse le portrait d’une masculinité impuissante qui ne connaît que la violence pour se sentir exister face à la gent féminine.

Les héros argentesques sont souvent faibles, dominés (la relation entre Daria Nicolodi et David Hemmings dans Les frissons de l'angoisse ) voir impuissants (Ténèbres). Quand les femmes sont les tueuses de ses films, c’est souvent pour agir à la place d’êtres masculins diminués. Selon moi, Argento propose un renversement de la figure du mâle italien dont il étale les faiblesses et la bêtise. On le voit avec ce personnage du flic de Ténèbres qui rabroue sa jeune collègue alors que c’est elle qui démêlera l’intrigue. Les hommes chez Argento sont des minables qui se vengent sur le sexe opposé. À ce titre, que ce soit Phenomena ou Suspiria, les plus beaux héros d‘Argento sont bel et bien des héroïnes.

Argento est un cinéaste obsédé par la technique. Son Ténèbres n’a ainsi rien à envier aux productions américaines autrement plus cossues. Ténèbres fut à ce titre l’un des derniers métrages de genre italien à pouvoir tenir la dragée haute au cinéma hollywoodien. Le film est un véritable joyau question mise en scène. Comment ne pas évoquer sa photo magnifique, ses travellings limpides ou son utilisation d‘une Louma (une caméra portée par une grue) pour un plan-séquence jamais vu à l’époque qui épouse les contours de la façade d’un immeuble. Argento fait de la violence une création artistique comme avec le meurtre de Veronica Lario (Madame Berlusconi à la ville) dont le sang aspergé sur un mur blanc crée devant les yeux effarés du spectateur un tableau à la Pollock.

En faisant de son personnage principal un écrivain d’horreur honni par la critique et taxé de misogyne, Argento dresse son propre portrait. Les pilules que prend le personnage ne renvoient-elles pas à ses propres addictions ? 

L’un des films les plus personnels de son auteur, une œuvre fondamentale du cinéma italien extrêmement riche, à voir ou à revoir absolument.


Mad Will

PS  : Retrouvez ci-dessous l’interview que Dario Argento avait donnée à Mad Will lors de la présentation d'Opéra au PIFFF en 2016 .