Véritable drame sur l’intolérance et la bêtise des adultes, L'innocence, le nouveau film du prolifique réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda, dont l'intrigue se déroule essentiellement dans un collège, est pensé comme un film policier, tout en ellipses, en dévoilements progressifs et en sauts dans le temps. L’Innocence multiplie ainsi les fausses-pistes, faisant de son spectateur un enquêteur dont la mission serait d’apprendre à voir derrière les apparences et les incompréhensions.

La critique :

À l’origine, L’Innocence s’appelait Monster. C’est son titre original, Kaibutsu. C’est également son titre international, sous lequel le film a été présenté à Cannes en mai dernier. Pourquoi avoir changé le titre pour l’exploitation française ? De monstre, il est pourtant beaucoup question dans le nouveau film de Kore-eda, et d’ailleurs le mot sera souvent prononcé, comme une insulte, en montrant du doigt celui que l’on désigne comme tel.

Mais quel monstre au juste ? Ce jeune professeur, qu’on accuse de violence envers l’un de ses élèves ? C’est du moins ce que le film se plaît à nous faire croire, dès lors que Saori commence à s’inquiéter du comportement étrange de son fils, Minato. Ce n’est presque rien d’abord, quelques détails : la disparition d’une chaussure, quelques mèches de cheveux dans l’évier, une blessure à l’oreille… Autant de petites anomalies qui font craindre le pire, et que la mère célibataire interprète comme de possibles signes de maltraitance. Très vite, les soupçons se portent donc sur le professeur Hori, dont la vie s’effondre à toute vitesse, quand le collège choisit de le mettre au rancart pour préserver sa propre réputation. Le jeune enseignant s’en défend pourtant, accusant en retour le jeune Minato de martyriser l’un de ses camarades. Mais qu’en est-il vraiment ?

La première partie du film est proprement kafkaïenne, surtout lorsqu’il dépeint l’attitude aberrante du corps enseignant face à la mère inquiète de Minato et les écarts de conduite de Hori : directrice dénuée d’émotion au débit quasi-robotique et déférence ultra-formaliste des profs comme seuls les Japonais savent en témoigner. Ces séquences de confrontation entre Saori et les représentants du collège auraient de quoi faire rire aux éclats si la situation n’était pas si grinçante. Elles finissent par faire froid dans le dos, instaurant un climat de complot et de dissimulations résolument angoissant — de quoi perdre son sang-froid pour de bon. Que s’est-il passé, que se passe-t-il exactement ? Qu’a fait le professeur Hori ? Qu’arrive-t-il au jeune Minato ? Et c’est quoi cette histoire de cerveau de cochon, insulte bizarre dont on ne sait pas bien d’abord à qui elle s’adresse, ni ce qu’elle signifie ? Kore-eda s’amuse ainsi à cultiver le mystère et l’opacité, dans le seul but de nous perdre, jouant avec les apparences d’une situation trouble dont les enjeux ne nous apparaissent que progressivement.

Après une première demi-heure d’incertitudes, le récit se renverse et opère un grand retour en arrière pour revenir à son point de départ (l’incendie d’un immeuble en plein centre-ville servant de repère narratif), nous présentant les évènements depuis un autre point de vue — celui du professeur accusé cette fois-ci — et donc sous un jour nouveau. Mais là encore, des informations manquent. Le film est ainsi construit qu’il revient sans cesse sur ses pas, variant les points de vue pour mieux cerner les faits, nous aidant petit à petit à comprendre la nature de la catastrophe qui a lieu sous nos yeux. Pensé comme un film policier, tout en ellipses, en dévoilements progressifs et en sauts dans le temps, L’Innocence multiplie les fausses-pistes, faisant de son spectateur un enquêteur dont la mission serait d’apprendre à voir derrière les apparences et les incompréhensions. Ces incompréhensions, ce sont avant tout celles des adultes, démunis (voire indifférents) face aux difficultés que traversent les enfants, entre harcèlement scolaire et abus plus graves encore, qu’un plan terrible sur un petit corps meurtri et couvert de bleus suggère au détour d’une scène. Si le film s’appelait à l’origine Monster, c’est que chacun peut, à un moment ou un autre, s’y voir attribuer ce qualificatif — ce qui n’aide pas à y voir plus clair. Toute est une question de point de vue. Mais c’est oublier que le monstre, c’est avant tout celui qui montre, qui indique, qui donne l’avertissement. Dès le début les signes sont présents : encore s’agit-il de les reconnaître et d’agir, avant qu’il ne soit trop tard.

« Ce qui s’est réellement passé n’a aucune importance », affirmera la directrice du collège de Minato, elle-même dévastée par une tragédie personnelle, dont la cause demeure néanmoins ambiguë. Il faudra atteindre les deux quarts du film pour que les choses s’éclaircissent un peu, le récit dessinant alors les contours d’une amitié possiblement amoureuse entre deux jeunes enfants qui ne savent comment s’aborder, mais dont la relation fusionnelle les poussera peut-être à s’exclure d’un monde qui, visiblement — que cela soit par dégoût, bêtise, lâcheté ou incompréhension — ne leur veut pas du bien. Le film prend alors son envol, laissant de côté le suspense pour poser un regard tendre et sensible, non dénué d’un certain lyrisme, sur le monde de l’enfance. Un regard dont la sentimentalité nous a semblé un peu appuyée parfois, notamment par les compositions au piano de Ryūichi Sakamoto. De ce point de vue-là, la mise en scène gagnerait à être plus épurée, à moins chercher à tout surligner, pour laisser le trouble s’emparer du spectateur. Et l’émotion faire son chemin elle-même.

Véritable drame sur l’intolérance et la bêtise des adultes, menaçant de verser dans la tragédie pure à tout moment mais peu à peu illuminé par le regard de l’enfance, le nouveau film de Hirokazu Kore-eda forme un plaidoyer vibrant pour les nouvelles générations contre l’aveuglement du système éducatif, nous rappelant du même coup que l’école buissonnière reste la meilleure alternative dans une société où, s’il en faut décidément peu pour devenir un monstre, l’innocence, elle, se fait de plus en plus rare.

Clément Massieu

La bande-annonce :