Dans Déserts, Faouzi Bensaïdi récupère les codes du western et du road-movie pour proposer une œuvre originale et passionnante, un film qui, malgré une féroce critique sociale, laisse la place à une solidarité retrouvée et une entraide redevenue possible malgré nos déserts, tant intérieurs qu'extérieurs.

La critique :

Ils ont beau travailler pour une agence de recouvrement de crédits, Hamid et Mehdi ne roulent pas sur l’or, bien au contraire. L’un galère pour élever sa fille et lui assurer une vie décente, l’autre doit engager des dépenses en vue de son futur mariage. Affublés de costumes colorés, les voilà chargés de l’une de ces missions absurdes comme seul sait en pondre le libéralisme le plus acharné : récupérer du fric chez ceux qui n’en ont pas. Ainsi sont-ils envoyés dans les villages environnant Casablanca pour y secouer les pauvres gens qui n’arrivent plus à rembourser leurs prêts, parvenant tout juste à leur soutirer quelques malheureux dirhams par-ci par-là, ou bien récupérant des tapis pourris, histoire de ne pas repartir les mains vides…

Déserts est décidément un drôle de film. Sa première partie ferait passer son réalisateur, Faouzi Bensaïdi, pour une sorte de cousin marocain de Jarmusch et Kaurismäki. À la fois contemplative et ouvertement burlesque, elle s’ouvre sur une carte routière qu’un coup de vent malencontreux fait s’envoler, laissant nos deux charlots paumés dans le désert, à enchaîner les kilomètres dans un véhicule plus très en forme, tandis que leur vie personnelle et affective part à vau-l’eau. Alternant scènes de la vie privée et scènes « au travail » — dont une hilarante réunion d’entreprise où les employés, rangés en fonction de la couleur de leur costard, se voient annoncer par une patronne agressive que leur salaire sera dorénavant fonction de ce qu’ils réussiront à soutirer aux débiteurs — cette première heure parvient à dire, d’un air pince-sans-rire, toute l’aberration d’un système économique qui fait de la paupérisation de sa population la condition même de son propre enrichissement

Mehdi et Hamid font ainsi figure de petits émissaires nerveux devenus rapaces de pacotille par nécessité. S’il est vrai qu’ils sont aux abois, leurs mésaventures n’en sont que plus comiques, et génératrices de formes filmiques singulières. Ce principe résume bien l’ambition de Bensaïdi, dont l’engagement est esthétique autant qu’il est social. Ce qui le pousse à s’éloigner du film à sujet et de ses pièges, pour lui préférer la fable politique, sans avoir peur de verser dans l’allégorie. En d’autres termes, c’est la forme qui détermine le cap. Et c’est bien ce qui fait de Déserts une vraie proposition de cinéma.

Mais le désert est pluriel, et il envahit tout — paysage dévorant à l’horizon sans fin. Désert social des zones périurbaines et rurales saignées à blanc. Désert affectif de ces hommes et de ces femmes en lutte pour leur survie, de plus en plus précaire à mesure qu’on leur prend tout. Et plus que tout, le désert est un formidable réservoir à fiction : terre vierge à arpenter, et dans laquelle se perdre et se dissoudre.

Bensaïdi le sait bien, qui récupère les codes du western et du road-movie pour proposer une œuvre bicéphale : s’éloignant du réalisme, la deuxième partie vire au trip métaphysique façon Gus Van Sant (période Gerry), le film se défaisant peu à peu de ses atours burlesques, pour finir nu sous le soleil — embarquant ses personnages (et son spectateur) dans une aventure pour laquelle il n’est pas de carte. Parce que prendre la route, c’est aller au-devant de rencontres imprévues, le cinéaste profite de l’irruption d’un personnage d’évadé pour opérer un virage inattendu, en forme de fausse digression vengeresse. Comme dans les contes orientaux, ou les premiers grands romans modernes — des Mille et Une Nuits à Don Quichotte — l’intrigue principale accouche d’un second récit, qui finit par prendre le devant de la scène… avant de nous faire revenir au premier, qui n’est déjà plus tout à fait celui que nous connaissions. La dimension graphique de la mise en scène laisse place à la tradition orale : celle des histoires qu’on s’échange, qu’on habite et qui nous habite — des récits qu’on s’offre au coin du feu, pour oublier sa solitude. Et faire résonner sa propre histoire avec celle des autres.

Dans un monde où chacun est à soi son propre désert, c’est justement au cœur du désert que le film parvient à trouver les clés permettant de réinventer l’idée même de communauté. Non pas au sens identitaire du terme, mais au sens d’une solidarité retrouvée : d’une entraide redevenue possible, parce que vitale. Peut-être d’une nouvelle humanité. Celle de ceux qui ne sont chez eux nulle part.

Clément Massieu

La bande-annonce :