Programmé en salle en deux parties, Le film de Laura Citarella Trenque lauquen vaut bien que l'on y consacre les 262 minutes nécessaires à un complet visionnage. Un film sur la disparition d’une femme, et le mystère qui entoure cette absence. Un périple excitant, drôle, inattendu et passionnant dans lequel on s’embarque avec envie.

La critique :

Le lac rond. Voilà ce que ça veut dire, « Trenque Lauquen ». C’est aussi le nom de la ville où disparaît Laura, animatrice radio et biologiste en voie de titularisation. À sa recherche, Rafael, son petit-ami, et Ezequiel, un collègue secrètement amoureux d’elle. Le film commence comme ça, sur la disparition d’une femme, et le mystère qui entoure cette disparition. Les deux hommes s’improvisent alors détectives amateurs, prennent la route, interrogent ceux qui pourraient avoir aperçu la jeune femme dans sa quête de… Mais de quoi au juste ? Que cherche-t-elle, Laura ? Ou plutôt, qui cherche-t-elle ? À moins qu’elle ne soit devenue folle, tout simplement…

Oui, ça commence comme ça : sur deux hommes à la recherche d’une femme. Et sur une question : pourquoi ? Sur un bout de papier plié, retrouvé derrière l’essuie-glace d’une voiture, un début de réponse peut-être : « Adios, adios / Me voy, me voy. » Adieu, adieu, je m’en vais, je m’en vais. Une parole de chanson, une réminiscence. Flash-back : quelques mois plus tôt, Laura retrouve par hasard la trace d’une correspondance enflammée datant des années 60. Les lettres d’un italien à son amante, dissimulées derrière des pages de livres, à la bibliothèque municipale. Pour Laura, le début d’une enquête et le début d’une obsession, à laquelle Ezequiel ne tardera pas à se joindre. Échos troublants. Une passion ancienne, un amour fou et secret. Et déjà, une femme qui s’évapore. Un lien possible entre les deux disparitions ? Ezequiel a l’air de le croire. Mais les voies de la fiction sont impénétrables, capables des détours les plus étonnants.

Conçu par les aventuriers intrépides du collectif argentin El Pampero Cine (à qui l’on doit l’extraordinaire La Flor, dont Laura Citarella était déjà productrice), Trenque Lauquen est un objet filmique hors normes comme on en voit peu. Divisé en deux parties d’un peu plus de deux heures chacune, le film creuse une veine réalistico-magique tout en démultipliant les chapitres, les intrigues, les personnages et les points de vue. Sa puissance romanesque — digne d’un roman de Bolaño, dont la réalisatrice cite l’influence — tient beaucoup à son mélange des genres : si la première partie emprunte aux codes du roman policier et du roman d’amour, la seconde s’aventure tranquillement vers la SF et le fantastique. Pour autant, nulle rupture brusque, nulle gratuité dans les enchaînements : les transitions sont fluides, naturelles, presque organiques malgré la structure très littéraire du récit. C’est comme si chaque élément de l’intrigue engendrait le suivant, comme si chaque chapitre accouchait du prochain, dans un élan de perpétuelle métamorphose, un mystère d’auto-fécondation. Pas étonnant que la maternité soit l’un des thèmes centraux du film, que les femmes enceintes, toutes plus ambiguës les unes que les autres, y aient une si grande place. Trenque Lauquen est un film mutant, un film hybride, un film monstre. Un film Frankenstein. Sous ses allures rapiécées se cache un amour immodéré de la fiction et du pouvoir de l’imaginaire. On pense beaucoup au cinéma de Jacques Rivette, à des délires ésotériques comme Out 1 ou Céline et Julie vont en bateau. Même fascination pour les récits à tiroirs, les intrigues compliquées et proliférantes, même goût pour les formats monumentaux, étirés jusqu’à l’aberration, même obsession du secret et du mystère, même plaisir de l’enquête et de l’aventure, dont la trame principale serait celle de la vie elle-même, les couches successives qui la composent, et par lesquelles il faut passer si l’on espère en atteindre le cœur. 

Quatre heures vingt, on se dit qu’il n’en fallait pas moins pour laisser un tel récit se déployer pleinement, et pour s’y laisser absorber. Le voyage vaut le détour : tout autour du lac rond. Sans doute, vous vous laisserez prendre par ses reflets équivoques. Sans doute, vous n’y serez pas à l’abri de quelques étranges visions… Dites-vous que cela fait partie de l’expérience. Le film de Citarella est un périple dans lequel on s’embarque sans carte. À quoi servirait-elle d’ailleurs ? « Ton corps est la carte de ma vie », écrit un personnage, le fameux amant italien, à son amante mystérieusement envolée. « Sans ton corps, je suis perdu. » Sans la femme, plus de carte. Retrouver la femme, c’est retrouver son chemin.

Le chemin sera long et tortueux pour rejoindre Laura. Il sera aussi excitant, drôle, inattendu et passionnant. Que sa conclusion offre ou non des réponses, finalement, cela nous importe peu. Quant à Laura, elle pourrait bien disparaître à nouveau qu’on ne s’en inquiéterait plus tellement. Au contraire : c’est son destin d’avoir toujours de l’avance sur nous. Profitant d’un mouvement de caméra pour s’éclipser hors champ, vers sa prochaine aventure.

Clément Massieu

La bande-annonce :