La Mine du Diable de Matteo Tortone est un objet filmique très singulier, une sorte de documentaire hypnotique qui suit le parcours de Jorge, un jeune orpailleur péruvien de 21 ans, parti travailler dans des conditions extrêmes pour subvenir aux besoins des siens.

La critique :

C’est une histoire immémoriale. Parce que les combats de coqs ne rapportent pas assez, qu’il a une femme et une enfant à nourrir, le jeune Jorge quitte son bidonville de Lima et traverse les quelques 1500 kilomètres qui le séparent de La Rinconada, petite ville perchée à 5000 mètres d’altitude dans la Cordillère des Andes, et dont l’activité économique dépend en grande partie de l’exploitation d’une mine d’or.

Ça aurait pu être un simple documentaire. Quelques semaines dans la vie d’un jeune orpailleur péruvien de 21 ans, parti travailler dans des conditions extrêmes parce qu’il aimerait bien ramener un peu d’argent à la maison. Un document édifiant sur le fonctionnement d’une mine au XXIe siècle, et plus généralement sur le commerce de l’or et ses répercussions directes sur l’économie locale. Une plongée dans la vie quotidienne d’une population de mineurs, et les conséquences d’un labeur arasant sur leur corps et leur esprit. Oui, ça aurait pu être ça, La Mine du Diable (En Camino a La Rinconada). Et d’une certaine manière, ça l’est. Mais c’est aussi autre chose. Et c’est surtout ça qui est intéressant, et contribue à en faire un objet filmique très singulier. En suivant le voyage de Jorge pour rejoindre la mine, le turinois Matteo Tortone fait prendre à son récit une tournure allégorique, l’entrelaçant de mythes et de légendes. Le drame social se transforme en conte initiatique. On dit que la Mine appartient au Diable, « El Tío de la Mina ». Comme le Diable est capricieux, il peut faire le malheur du mineur comme il peut faire sa fortune. Tout dépend de ce que celui-ci est prêt à sacrifier en retour…

Certes, la part documentaire y est forte et indéniable. Marqué par les quelques jours qu’il passa dans une mine de Tanzanie en 2010, Tortone décida d’explorer le sujet plus à fond. Fasciné par les paysages lunaires et irréels des montagnes péruviennes, le réalisateur se noua d’amitié avec la population locale pour s’imprégner de leur culture, de leur mode de vie et de leurs croyances. Dès lors, les rôles furent confiés à des acteurs non-professionnels, parmi lesquels le jeune José Luis Nazaro Campos, qui joue Jorge, et dont l’expérience a en grande partie nourri son personnage et l’écriture du scénario. De là, l’effet de réel saisissant qui imprègne le film. Mais ce sont finalement les choix de mise en scène qui font qu’il finit par dépasser la valeur documentaire de son sujet, pour s’ouvrir à de nouvelles dimensions, plus intemporelles et universelles.

La qualité hypnotique de La Mine du Diable vient en grande partie de ses choix esthétiques forts, de sa voix-off et de sa bande-son envoûtantes, de ses lents travellings déambulatoires qui ne sont pas sans rappeler le cinéma de Béla Tarr (en moins radical tout de même). S’éloignant peu à peu de tout réalisme autant que des représentations naïvement exotiques de l’Amérique Latine, le film s’apparente plus à un voyage existentiel aux confins du monde, où des hommes et des femmes perdent leur santé et leur raison à la recherche d’une fortune qui semble toujours devoir leur échapper. De ce point de vue, le choix du noir et blanc s’avère particulièrement éloquent : dans la grisaille générale, impossible de percevoir l’or à l’image — ce qui achève de donner au labeur des orpailleurs une dimension proprement absurde, illusoire et vaine.

Ce sont ces choix qui font la force immersive du film de Tortone, et donne l’impression de suivre de l’intérieur le parcours de Jorge, d’assister à sa lente dégringolade psychique, à l’abandon progressif de sa santé mentale — sacrifice peut-être inutile tant il paraît clair qu’il ne lui apportera probablement rien, si ce n’est qu’il se perde lui-même. Le Diable est fourbe et se joue de nous. Il dévore les hommes, leurs corps et leurs âmes, de même que les puissances économiques mondiales se nourrissent du travail et de la vie de tous ces anonymes qui se laissent dévorer, au nom d’un confort matériel auquel ils n’auront jamais accès. Difficile de ne pas voir dans La Mine du Diable une métaphore du capitalisme moderne, ce grand Moloch invisible qui continue de s’enrichir en exploitant les hommes jusqu’à leurs dernières forces, avant de laisser la terre les avaler pour de bon.
C’est une histoire immémoriale. Une ruée vers l’or moderne, hantée par les croyances et les fantômes du passé qui habitent la montagne. « Écoute… Ce n’est pas une histoire, mais plusieurs. Des histoires à propos de personne, mais qui parlent de tous. Elles parlent de la chance, de l’amour, de l’or et de la mort. Ce sont des histoires sans nom, qui naissent de la nécessité. Elles parlent de la valeur de l’argent, et de ses conséquences. » 

Clément Massieu

La bande-annonce :