Dix ans après son long-métrage "L’enfant d’en haut", Ursula Meier revient avec "La ligne" une nouvelle histoire de famille dysfonctionnelle. Elle nous donne à voir un étrange mélodrame qui danse sans cesse sur la corde raide séparant le tragique du comique.

La critique :

Le film s’ouvre sur une drôle de scène inaugurale, sans dialogues, et filmée au ralenti. Deux femmes, Margaret, et sa mère Christina, se disputent violemment. Les objets volent à travers la pièce, s’écrasent contre les murs. Les visages sont déformés par la rage, la peur et la stupeur. Les corps, comme contraints par l’atmosphère épaissie, s’écroulent lourdement sur le canapé. Les bruits paraissent assourdis, comme s’ils nous parvenaient de derrière une épaisse couche de neige. Le tout sur une cantate de Vivaldi qui donne à la séquence des allures aussi dramatiques que grotesques — séquence d’autant plus renversante que le spectateur s’y retrouve projeté sans aucune explication.

Cette ouverture donne bien le ton de La Ligne, étrange mélodrame qui danse sans cesse sur la corde raide séparant le tragique du comique. Expulsée du cercle familial dès les premières minutes du film, contrainte par décision de justice à ne plus parler à sa mère, ou à s’approcher à moins de 100 mètres de sa maison, Margaret ne peut pourtant se résoudre à garder ses distances et cherche à tout prix à revoir Christina. « Maman, je veux juste te parler », dit celle qui, faute de trouver les mots pour s’exprimer, ne sait que cogner ou recevoir des coups. Sa jeune sœur le sait, qui trace à la peinture bleue une ligne imaginaire devenue soudain atrocement réelle, pour délimiter la frontière à ne pas franchir. Maintenue à l’écart, en attente de son jugement, Margaret se retrouve à errer dans un décor singulier, composé de nature, de lotissements bourgeois et de banlieues HLM, avec les montagnes suisses en toile de fond : atmosphère de polar nordique filmé comme un western, où le marquage du territoire inscrit son personnage dans les limites d’un espace qu’elle ne peut quitter, comme un animal en cage.

Si l’on ne connaitra jamais précisément les raisons de la colère de Margaret contre sa mère, l’origine exacte de leur dispute, on comprendra vite comment et pourquoi ce climat de toxicité familiale s’est peu à peu répandu. Pianiste prometteuse contrainte à mettre un terme à sa carrière pour élever ses filles, Christina n’aura jamais complètement cessé d’en vouloir à celles-ci de l’avoir empêchée de se réaliser pleinement. Les ambitions déçues de la mère auront ainsi empoisonné les rapports familiaux. « Pauvre maman qui n’a pas eu de chance avec ses filles ! », pleurnichera Christina dans l’une de ses scènes d’auto-apitoiement, tout en serrant comme un doudou sa petite dernière, pour se consoler. Théâtrale, grandiloquente et fébrile, Valeria Bruni Tedeschi incarne parfaitement cette figure maternelle puérile et défaillante, dont l’intransigeance apparente dissimule toute la lâcheté. Sa soudaine perte d’audition, due à l’altercation avec Margaret, ne rend que plus évidente son incapacité à écouter les siens, et semble vouer toute la petite famille à un perpétuel dialogue de sourds.

Au moment des retrouvailles, Christina se montrera tout aussi incapable que sa fille de trouver les mots justes. Mais peu importe : silences et regards en disent bien assez. C’est finalement en disparaissant loin du giron de sa mère que Margaret aura trouvé la force de s’émanciper — la musique jouant ici un grand rôle pour panser les blessures, et offrir des mots qui, au temps du face-à-face, ne cesseront jamais de se dérober.

Clément Massieu

La bande-annonce :