Avec Godland, Hlynur Pálmason propose un récit contre-initiatique autour d’un homme et de son épuisement moral face à ce qui le dépasse. Dans un cadre d'une splendeur visuelle à couper le souffle, le réalisateur islandais expose une humanité qui avoue sa défaite face à une nature qui, quels que soient ses efforts, aura toujours le dernier mot.

La critique :

C’est donc sur le tard que nous arrive l’un des plus beaux films de l’année. Présenté à Cannes en section Un Certain Regard, reparti bredouille (de même que l’autre grand trip sensoriel de 2022 : l’extraordinaire Pacifiction d’Albert Serra), Godland, troisième long-métrage de l’islandais Hlynur Pálmason, a sur le papier de quoi faire trembler les frileux. L’histoire d’un prêtre danois parti superviser la construction d’une église dans l’Islande de la fin du XIXème siècle. Sauf qu’au lieu de rejoindre le village directement en bateau, il se met en tête de traverser l’île à cheval, accompagné de guides dont il ne parle pas la langue, avec sur le dos tout un matériel photographique encombrant pour saisir quelques images du voyage et de la population locale.

Un prêtre, la nature, Dieu et la mort : le tout en deux heures vingt-trois minutes. Oui, de quoi en refroidir certains, sans doute. Pourtant il ne faut pas s’y fier : Godland n’est pas si austère qu’on pourrait le croire. À la fois minimaliste et monumental, épuré et sensuel, le film n’a de cesse de confronter les contraires, opérant des chocs visuels sublimés par les images 1:33, le vieux format carré du cinéma des premiers temps, qui épouse parfaitement la vision post-daguerréotype du prêtre Lucas. La grande idée du film, autant scénaristique que formelle, est peut-être celle-ci justement : d’avoir fait de Lucas non seulement un homme d’église ambitieux et idéaliste, mais aussi un photographe, sorte de documentariste avant l’heure. Sa pratique de la prise de vue en dit long sur le personnage, par ailleurs plutôt taiseux et insaisissable. Il faut le voir placer ses sujets pour faire leur portrait, nécessitant qu’ils prennent la pose plusieurs minutes. « Parfaitement immobiles, comme si vous étiez morts. » Le film doit sans doute son sens du détail à l’œil de son personnage principal. Quand le prêtre descend du bateau, la première chose qu’il remarque c’est la présence d’une petite feuille au bout de sa tige, émergeant du sable mouillé. Tandis que n’importe qui l’aurait piétinée, Lucas s’arrête longuement sur elle, la fixant, comme pour en graver l’image dans sa tête. De même la caméra prendra plaisir à suspendre le temps sur les détails insignifiants, minuscules ou fragiles, d’un environnement par ailleurs implacable et cruel.

La première partie du film, impressionnante, montre ainsi les protagonistes en lutte contre un territoire en perpétuelle métamorphose. On pense beaucoup à Tarkovski, dans la façon qu’à le cinéaste de filmer les paysages, jusqu’à rendre sensible la matière dont ils sont faits. Mais c’est aussi le cinéma de Werner Herzog qu’évoque Godland, et ses histoires d’hommes animés d’une foi démente qui les pousse à se perdre dans les contrées les plus hostiles, au risque d’y laisser leur peau. Hlynur Pálmason place ainsi son spectateur dans la situation d’un voyage impossible, autant qu’il met en lumière les conditions de sa mise en image : l’investissement physique de l’homme qui arpente le monde et l’habite du regard, cherchant vainement à figer le cours de la vie qui grouille pour mieux la dominer. Or, la nature n’a pas le temps de poser. La lave dévore la terre. Le courant emporte tout. Les animaux s’enfuient du cadre… Il n’y a que les hommes pour maquiller leur visage en blanc et faire semblant d’être morts.

« Que penses-tu de cette île impitoyable ? » demandera-t-on ironiquement au prêtre, qui se remet à peine du choc de son voyage. C’est un Lucas comme revenu d’entre les morts qu’on retrouve dans la seconde partie du film. Amaigri, sans barbe, c’est à peine si on le reconnait. Dans ses yeux noirs brûle une lueur nouvelle, comme une fièvre qui le dévore de l’intérieur. À croire qu’il a rencontré le diable en cours de route. Recueilli par Carl, un père de famille, et ses deux filles, le prêtre doit donc attendre que l’église soit construite pour officier sa première messe. Mais quelque chose s’est brisé pour de bon. C’est le temps des passions humaines, du désir naissant (pour la fille aînée de Carl) et de l’animosité (envers le guide Ragnar, islandais costaud et bourru, l’antithèse parfaite du frêle et religieux Lucas). Le conflit des éléments laisse place aux conflits intérieurs de l’âme et du corps. Les tensions deviennent palpables et les antagonismes se révèlent pour de bon. Le tout culmine dans une scène déchirante où le confesseur ne sait même plus contenir sa rage devant le pécheur qui demande sincèrement pardon. Quand la messe arrive enfin, la supercherie se révèle au grand jour — le vaniteux qui croyait connaître Dieu achevant de se ridiculiser, retournant à la boue dont il est issu. Condamné à être un homme. Et à assumer les conséquences de ses fautes.

Hlynur Pálmason dit bien ce qu’il en coûte de vouloir dominer la nature et les âmes, en faisant le récit contre-initiatique d’un homme et de son épuisement moral face à ce qui le dépasse. Avec une splendeur visuelle qui doit tout à la beauté sauvage des paysages islandais, Godland refait ainsi l’histoire de la civilisation à l’envers. Celle d’un retour au chaos primordial, où l’humanité avoue sa défaite face à une nature qui, quels que soient ses efforts, aura toujours le dernier mot.

Clément Massieu

La bande-annonce :