Plutôt que de faire de la prison le spectacle d’une violence permanente ou d’une tyrannie sadique, Leonardo Di Costanzo préfère situer son film Ariaferma loin des représentations habituelles qu’en ont données le cinéma ou certaines séries. De formation documentaire, le cinéaste italien choisit néanmoins de se placer du côté de la fiction (pour la troisième fois après L’intervallo et L’intrusa) pour explorer l’idée même de prison, son rôle dans la société, ainsi que l’écart finalement relatif qui sépare le prisonnier de celui qui détient les clés de sa cellule.

La critique :

C’est à partir d’une situation fictive, celle d’une prison vétuste en cours de démantèlement, que Di Costanzo imagine quelques gardiens obligés de conserver leurs postes plus longtemps que prévu, suite à la suspension du transfert d’une poignée de détenus. Dès les premiers plans, le film dépeint un paysage hors du monde et du temps : paysage de montagnes et de rochers entourant l’établissement, comme des géants de pierre baignant dans des nappes de brouillard. Un territoire quasi antique propice au rêve et aux visions, manière pour le réalisateur de se délester d’un certain réalisme pour porter son récit vers des questionnements plus essentiels. Dès lors la prison se pose comme fiction, comme représentation à jouer en attendant la décision venue « d’en-haut », qui décidera de la destination des détenus restants. Dans cet état de choses, temporaire et incertain, criminels et gardiens se voient ainsi contraints de tenir leur rôle encore quelques jours, réduits à deux petits groupes distincts mais luttant contre des conditions problématiques qu’ils subissent de même.

Chargé du fonctionnement de la prison en l’absence de la directrice, le gardien Gargiulo prend sa mission très au sérieux. Toni Servillo lui prête ses traits, à des kilomètres du dandy rigolard et vaniteux qu’il incarne chez Paolo Sorrentino. Il apparaît ici austère, visage fermé, aucun sourire n’affectant jamais ses traits. Face à lui, Silvio Orlando, à contre-emploi également, interprète Lagioia, détenu purgeant une longue peine pour on ne sait quel crime. Très vite, on sent que quelque chose d’important va se jouer entre les deux hommes : il ne s’agira plus tant de rapports de force que d’une remise en question profonde des rôles qui les confrontent sans cesse. Quand les prisonniers refusent de s’alimenter en raison de la mauvaise qualité des repas qu’on leur apporte (les cuisines étant fermées, gardiens et détenus sont contraints de se nourrir de plats préparés livrés en barquettes), Lagioia propose de cuisiner pour tout le monde. Contre toute attente, et malgré l’avis de ses subordonnés, Gargiulo accepte.

À travers une poignée de personnages réunis en un huis clos où le temps s’est suspendu, le cinéaste interroge le fondement du système carcéral, autant que ses contradictions. Sur ce point, le film touche un point sensible à travers le personnage d’Arzano, vieux criminel isolé et incontinent, hanté par des visions qui le font se lever la nuit, déambuler dans sa chambre et parler aux ombres. Alors que tout indique qu’il perd la tête et la mémoire, les surveillants s’interrogent : ment-il, joue-t-il la comédie ? L’institution elle-même semble alors se confronter à ses propres limites, forcée d’ajuster son comportement devant le caractère exceptionnel de la situation.

C’est à un rapprochement subtil entre les êtres qu’opère le film de Leonardo Di Costanzo. Surveillé par un Gargiulo de marbre, le détenu Lagioia tente petit à petit de réduire la distance entre eux : non par des tentatives de manipulation hasardeuses, mais par le dévoilement et l’implication personnelle, par l’évocation d’un passé, d’une vie vécue avant la prison, dans un temps révolu mais commun où aucun d’entre eux, le gardien comme le détenu, ne s’était encore vu assigné un rôle par la société. Si Gargiulo semble repousser sans cesse l’idée qu’ils pourraient être « les mêmes » (ce qui ne serait qu’une absurdité de plus), le rapprochement finit par avoir lieu. Une panne de courant fournira le prétexte d’une scène quasi biblique où, à la flamme vacillante des bougies, et loin de tout sentimentalisme facile, détenus et gardiens seront réunis l’espace de quelques instants. Simple parenthèse avant le retour à « la normale », mais néanmoins suffisante pour faire entrevoir, ne serait-ce que le temps d’un repas partagé, la possibilité d’une forme de communauté nouvelle pour ceux que la société a préféré mettre au rancart.

Évitant les écueils et raccourcis simplistes qui viendraient à nier la nature des crimes commis pour organiser une grande réconciliation des hommes (or non, sans cesse il nous est rappelé que si untel est ici, c’est qu’il a agressé un vieillard ou abusé d’enfants), Ariaferma place son spectateur dans une situation morale complexe, où la question qui se joue est celle, essentielle, fondamentale, de l’incarcération comme étape intermédiaire : un lieu de purgatoire dont la vocation ne serait pas de punir, mais bien de rebattre les cartes pour permettre un retour à la vie civile.

Clément Massieu

La bande-annonce :