Le distributeur The Jokers présente en version restaurée "Tatouage" et "L’ange rouge", deux films tournés en 1966 par le metteur en scène japonais Yasuzo Masumura. Peu connu du public français, ce réalisateur n’en est pas moins un cinéaste majeur, précurseur de la nouvelle vague japonaise. Ne ratez pas l’occasion de découvrir ces deux réalisations sur grand écran.

La critique :

Tatouage est l’adaptation d’une nouvelle de Unichiro Tanizaki, l’auteur de l’Éloge de l’ombre, publié en 1910. Se déroulant sous l’ère Edo, le scénario relate l’histoire d’Otsuya une jeune femme (magnifiquement interprétée par la muse de Yasuzo Masumura, Ayako Wakao) dont l’araignée tatouée dans son dos finira par la posséder, l’arachnide la conduisant à être le témoin, l’instigatrice, ou l’actrice d’une série de meurtres.

Toutefois, au fur et à mesure du film, alors que la jeune femme ne cesse de clamer « c’est la faute de l’araignée », l’influence néfaste de son tatouage apparait de moins en moins évident au spectateur. En effet si elle s’est retrouvée tatouée dans une maison de Geisha, l’élément déclencheur de ses actions est plutôt à chercher dans sa fuite avec son amant Sinsuke hors de la maison paternelle. Avant même d’être tatouée, elle avait donc des velléités de ne pas être dans la norme, et surtout c’est elle qui dominait déjà son amant, rempli d’hésitation au moment de franchir le pas. Le tatouage ne serait donc que la marque révélant un état antérieur. Mais une autre question se pose alors : est-elle vraiment une intrigante, une femme fatale, ou à l’opposé n’est-ce pas la faiblesse et la concupiscence des hommes qui les mènent à leur perte ? Enfin, cette femme n’accomplit-elle pas après tout, d’une façon certes radicale, ce que chaque femme désire, à savoir avoir une vie libérée du patriarcat et la domination masculine ?

Rien, même pas la fin ce film ne nous donne d’indication claire au sujet de ces pistes contradictoires. Mais n’est-ce justement pas cela l’intention de l’auteur ? Permettre au spectateur de se pencher sur les pulsions conscientes et inconscientes de l’âme humaine dans laquelle passion ne rime pas avec raison, moralité avec pragmatisme, et destin avec discernement. De cette intrigue, simple dans le déroulement des faits mais tortueuse quant aux réelles motivations des différents protagonistes, Yasuzo nous livre un film fantastico-érotique, habillé de rouge et de fureur, dont la violence ne se traduit pas tant dans les meurtres successifs, très chorégraphiés, que dans les sentiments portés à leur paroxysme.

L’action du chef-d’œuvre de Yasuzo Masumura, L’ange rouge, se situe quant à elle en 1939 pendant la guerre sino-japonaise. Ce film nous décrit les horreurs de la guerre, non celle des combats mais celles des blessés de retour du front. Amputés le plus souvent, par peur de la gangrène qu’il n’est pas possible de soigner faute de médicaments, les mutilés sont cachés au reste de la nation japonaise pour ne pas la démoraliser. C’est dans ce cadre que nait un amour passionné entre Sakura Nishi (Ayako Wakao), une jeune infirmière, et Okabe le médecin-chef de l’hôpital militaire. Nous assistons donc à la rencontre d’Eros et de Thanatos au milieu du sang et des râles des mourants.

Masumura nous offre le tableau saisissant d’une boucherie où les corps sont amputés par centaines, le bruit des scies sur les os ne pouvant couvrir les cris de douleur de ceux qui sont opérés sans anesthésie. Loin de magnifier des soldats prêts à mourir pour la patrie, le réalisateur nous présente dans cet enfer des hommes mutilés, diminués, impuissants, qui ne demandent qu’une chose, que tout cela s’arrête. Soit par un retour dans leur foyer, ce qui s’avère le plus souvent impossible, ou plus radicalement par la mort à laquelle l’amputation d’un ou plusieurs membres n’a fait que surseoir. C’est dans cette atmosphère terrible que l’histoire d’amour entre Sakura Nishi et le docteur Okabe vient en contrepoint majorer l’horreur ambiante. C’est grâce à la volonté de Sakura que cet amour pourra éclore, l’infirmière soignant le médecin de son addiction à la morphine. Mais leur amour ne pourra qu’être éphémère comme le sont les fleurs du cerisier (traduction du mot japonais « sakura »). Ange dévoué envers ses patients, la jeune femme ne pourra malgré tous ses efforts soulager quiconque. Femme, ultime survivante, elle ne parviendra pas à sauver les hommes autour d‘elle. Dans l’ultime combat la mort est toujours gagnante.

Laurent Schérer

La bande-annonce :