Remake du film de Robert Bresson Au hasard Balthazar, EO de Jerzy Skolimowski n'en porte pas moins la patte du cinéaste polonais. Celui-ci nous livre par ce film frappant une nouvelle approche sensible du monde.

La critique :

Rejeton tardif et rebelle du chef-d’œuvre de Robert Bresson (de l’aveu de Skolimowski, Au Hasard Balthazar demeure le seul film qui l’ait fait pleurer), EO ne se contente pas d’en être le remake, une version actualisée au moyen des techniques d’aujourd’hui. Plus vif que jamais, le cinéaste octogénaire frappe les esprits et les sens par son approche quasi expérimentale de l’image, la virtuosité de sa mise en scène, et surtout par son insistance à vouloir sortir des perspectives anthropocentrées pour placer son spectateur sur un autre plan, lui faire voir le monde par le biais d’autres regards.

Amoureux des animaux et de la nature dans toute leur beauté indomptable et sauvage, Jerzy Skolimowski n’a en effet de cesse dans son nouveau film de varier les points de vue : pas seulement celui de l’âne, mais de tout un bestiaire composé de chevaux et de renards, d’oiseaux en tous genres, qui traversent le film et constituent la motivation première de trouvailles formelles hallucinantes. Pour finir par aborder jusqu’au non-humain, à travers le point de vue des machines : grappin à ferraille, éolienne, ou encore ce drôle de petit canidé électronique, dont l’invraisemblable apparition donne lieu à l’une des séquences les plus insolites du film. Flashs stroboscopiques, monochromes rouges, caméra au ras du sol ou tourbillonnant dans les airs : autant d’effets visuels saisissants qui paraitront peut-être gratuits à certains, tant ils semblent parfois dénués de toute motivation narrative. Or c’est justement la démarche même de Skolimowski que de venir perturber la lisibilité de son récit, le transformant en expérience sensorielle où le dérèglement constant des repères permet un bon hors du regard et des perceptions humaines. Et par là même, une nouvelle approche sensible du monde.

Si cette chose, cette machine, avait des yeux, que verrait-elle ? Cet autre qui n’est pas moi, que ressent-il et comment le ressent-il ? Et plus important encore : si je pouvais le savoir, qu’est-ce que cela changerait pour moi ? Arraché à son cirque, et à la seule personne l’ayant jamais aimé, passant de main en main, de propriétaire en propriétaire, l’âne EO — comme son lointain cousin bressonien — devient le témoin peut-être pas si passif d’une époque où la violence est omniprésente, et toujours prête à lui tomber dessus aveuglement. Au-delà de sa forme enlevée et sauvage, le film se fait peinture de la cruauté et de la bêtise humaine, dans toute leur banalité crasse. D’une époque où l’on veut croire que la communication n’a jamais été plus aisée et fluide, le cinéaste conservera surtout les cris et les coups, et finalement quelques rares dialogues, où même les mots dissimulent bien souvent les intentions les plus perverses et malveillantes.

Devant tant de stupidité, d’injustice, on ne s’attachera que plus, et de tout cœur, à EO. À ce propos d’ailleurs, il faut le dire : les ânes (car ce sont plusieurs ânes qui ont servi pour le film) livrent là une performance exceptionnelle. À voir EO balader son regard tantôt mélancolique, tantôt ironique, sur notre triste condition, on a parfois la sensation (vous nous excuserez, madame Huppert) d’avoir affaire là au(x) meilleur(s) acteur(s) de l’histoire !

Il y a des cinéastes que le temps ne suffit pas à réconcilier avec le monde. Chez qui la colère et la révolte, malgré l’âge, demeurent intactes, comme une nécessité. Qui préfèrent s’écarter des sentiers battus, pour puiser leur énergie dans la marge. Les furieux, les invaincus, les énervés. Les radicaux. Les indomptables. Ceux qui n’ont de cesse de creuser loin, le plus loin possible, pour atteindre le bout de leur vision et encore au-delà d’elle, jusqu’à l’endroit où ça casse, où ça bascule de l’autre côté. Au risque de défaire la forme. Avec l’espoir peut-être secret d’atteindre d’autres lieux, de découvrir d’autres sens inexploités et qui dorment encore, attendant qu’on appuie dessus pour les réveiller.

En regardant EO se faire aimer, caresser, puis malmener, maltraiter, tabasser et pire encore, on finit par se dire qu’au fond, ce pauvre âne, il est comme le cinéma : ce grand truc indéfinissable qu’on trimballe de ci de là, partout, aux quatre coins de la Terre, à qui l’on fait faire tout et n’importe quoi, mais qui, envers et contre tout, continue de nous donner à voir quelque chose du monde, de l’état du monde, dans ce qu’il a de meilleur comme de pire.

Clément Massieu

La bande-annonce :